Psychologie

Le corps à Montréal, le cœur à Kyïv

Le corps à Montréal, le cœur à Kyïv

  Photographe : Lucila Perini | agoodson.com

Liudmyla et sa famille ont quitté Kyïv pour Montréal en 2016. Le 24 février, jour de l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, son monde a éclaté.

Je n’ai plus de mots. Même dans ma langue. Je fais des phrases courtes.

 

On riait des avertissements alarmistes des Américains. Je n’ai pas cru mon neveu lorsqu’il m’a dit, le mercredi 23 février au soir, qu’il entendait des bombes. C’est quand on a vu la photo de cet immeuble résidentiel perforé par un missile, dans la banlieue de Kyïv, qu’on a compris que c’était la guerre. La vraie. Celle qui tue les civils. 

Les premiers jours, j’étais dans une telle stupeur que je me suis abrutie dans le sommeil. Je me couchais à 18h. Mon bras droit est devenu douloureux.

La psychologue Nadia Timpov décrypte cette phase du choc traumatique, normale, mais particulièrement intense en émotions: «On voit se réaliser un scénario inimaginable, le monde perd brutalement ses repères de sécurité, et l’on prend conscience de dangers qui menacent soudainement la vie de nos proches, dangers qu’on croyait impensables, la veille encore!»

Dès que j’ouvre les yeux, je me jette sur les nouvelles, les officielles avant celles de mes amis. Je veux me préparer si une bombe les a touchés pendant que je dormais. Savoir si je peux appeler et trouver les bons mots, ceux qui montrent ma participation totale à ce qu’ils vivent, malgré la distance.

Je ne peux pas leur demander comment ça va, voyons! Comment ça peut aller, c’est la guerre! Alors, je demande comment a été la nuit ou s’il y a du pain. Je vis sur deux fuseaux horaires. Je sursaute quand je vois le nom de mon petit pays surgir à la télévision.

Ma mère de 81 ans vit seule, sur la rive gauche de Kyïv. Elle est comme une enfant qu’il faut rassurer en continu. Ma sœur, en Italie, et moi, à Montréal, nous relayons pour l’appeler toute la journée. Ma meilleure amie vient la voir chaque jour.

 

Ukraine

© Unsplash | Brandon Morales

 

Ça m’a donné une énergie nouvelle au boulot, car ce que je gagne, je l’envoie directement là-bas, aux soldats, aux voisins. Et ça me permet de rester concentrée à 100% sur mon travail, malgré l’angoisse. On est comme ça, les Ukrainiens. Forts. Comme cet homme qu’on a vu déterrer un obus, à mains nues, pour dégager la rue. Juste comme ça. Il l’a pris dans ses bras.

Avant la guerre, il y avait de la bisbille entre Ukrainiens de l’est, du centre, de l’ouest. Maintenant, l’unité de mon peuple et son courage me rendent tellement fière. Je pense même rentrer au pays, plus tard, pour participer à la reconstruction. C’est nouveau pour moi, cette envie. D’un autre côté, chacun vit la guerre à sa façon. Elle touche différemment les villes et les gens. La crise peut révéler des comportements très laids, et certains m’ont meurtrie.

D’après Mme Timpov, «nous assistons actuellement à une vague de résilience humaine incroyable, et Liudmyla l’illustre très bien. Elle se saisit de sa peur et de ses blessures pour passer à l’action, et ce, en se laissant guider par ses valeurs, le patriotisme, l’entraide, le soutien moral et matériel. Ce type de réaction nous permet de garder espoir en l’humanité malgré l’horreur qui se poursuit.»

Ce qui me fait pleurer, c’est de voir ces soldats russes qui ont l’âge de mon fils et qui doivent tirer sur leurs frères russophones. Ce sont des gamins! Et ce qui me révolte, ce sont les jugements rapides des gens mal informés ou qui manquent de sensibilité: non, ce n’est pas un conflit géopolitique que je vis. C’est une tragédie personnelle.

 

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