Santé
Un nouveau regard sur la ménopause
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Tôt ou tard, la ménopause nous concernera toutes. Mais la façon dont on la perçoit et l’interprète varie considérablement selon l’époque et la culture.
Mise en perspective d’un phénomène biologique beaucoup plus social qu’on le pense.
Une invention récente, la ménopause? Pas vraiment! Le mot est né en 1820 sous la plume d’un médecin parisien. Et l’élaboration de ce concept va avoir de grandes répercussions sur la façon dont les femmes sont vues... et se voient. Cécile Charlap, sociologue et auteure de La fabrique de la ménopause, raconte ce virage historique: «À compter de cette date, le féminin est associé à la nature, au corps, à la reproduction, au domaine émotionnel, à l’espace privé. Et le masculin à la culture, à l’esprit, à la stabilité, à l’espace public.
L’invention de la ménopause comme catégorie médicale s’inscrit dans ce mouvement, où le corps des femmes va être celui qui pose problème, et on va justifier ça à partir de phénomènes physiologiques, comme les règles ou leur arrêt.»
Le corps médical s’est emparé du sujet et l’a interprété avec ses lunettes et ses préoccupations. C’est ainsi qu’on a défini la ménopause à partir d’un inséparable trio qui structure toujours les discours et nos représentations: la carence (carence hormonale, identifiée au cours du XXe siècle), le symptôme (bouffées de chaleur, sécheresse vaginale...) et le risque (ostéoporose et cancer).
«Parler de la ménopause, non pas comme une transformation hormonale, mais une carence hormonale par rapport aux taux hormonaux d’une femme jeune et féconde qu’on prend pour norme d’un corps sain, pathologise le processus, homogénéise complètement les expériences des femmes, dénonce Cécile Charlap. Toutes n’ont pas des symptômes invalidants, loin de là! Et ce discours vient produire et reproduire une vision disqualifiée de la vieillesse féminine.»
On pensait, après le visionnement du documentaire Loto-Méno, avoir percé les mystères de nos sautes d’humeur et de chaque nouvel intrus pileux sur notre menton? Il semblerait qu’on ait encore une bonne couche de stéréotypes et de dénigrement inconscient à décaper.
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Hommes et femmes: deux poids, deux mesures?
Des voix s’élèvent contre le double standard persistant dans la façon dont on considère – entre autres – le vieillissement des hommes, valorisé, synonyme de maturité, et celui des femmes, dont l’image et notamment la valeur sur le marché amoureux dégringolent, et ce, bien avant l’arrêt définitif des règles. On connaît bien le topo: la barbe poivre et sel sexy de George Clooney, la grossesse gériatrique (terme médical désignant les grossesses après 44 ans) de Janet Jackson.
L’anthropologue montréalaise Margaret Lock s’insurge contre cette «obsession du tableau clinique de la ménopause» et le fait que le regard nord-américain «ne se porte pas sur les femmes, si différentes soient-elles, mais sur leur taux d’œstrogènes, leurs bouffées de chaleur et leurs éventuelles crises cardiaques. Nous entendons peu parler des corps masculins affaiblis; ils brillent par leur absence, noyés dans les nuages de vapeur dont on entoure le “deuxième sexe”. Il faudra bien un jour les en extirper.» Ce qui n’est visiblement pas encore d’actualité.
Qui sait que 30% des hommes de plus de 55 ans ont des bouffées de chaleur et que, selon certaines recherches, l’impuissance toucherait 70% des hommes de 60 ans et presque 100% des hommes de 80 ans? Dépression et anxiété sont loin d’être l’apanage des femmes en périménopause! La notion même d’andropause peine à faire consensus dans la communauté médicale.
Margaret Lock souligne qu’«on ne donne aucun conseil [aux hommes] sur les médicaments nécessaires à leur corps affaibli ou encore sur les habitudes, l’hygiène et les comportements qu’ils pourraient modifier pour le plus grand bien de leur famille».
Cette liberté masculine de jouir d’un corps dispensé de toute surveillance et évaluation quand les femmes sont éduquées dans la maîtrise de leur fécondité et l’optimisation de leur apparence, Cécile Charlap l’illustre avec mordant: «Il ne viendrait pas à l’esprit, pour des parents, de demander à leur ado s’il a bien du sperme ni de l’emmener voir un médecin pour en discuter, alors que le corps et la génitalité des femmes sont examinés et inscrits très tôt dans un bilan médical.» Il n’y a qu’à constater à quel point la charge mentale (et physique) de la contraception repose encore massivement sur les femmes. Et si l’on fêtait un peu plus bruyamment la ménopause qui nous en délivre?
Ce qu’on dit de la ménopause dépend fortement des rapports de force entre les sexes, à un moment donné, et dans une communauté donnée. Et même dans un milieu professionnel donné: les femmes travaillant avec le public vivraient plus difficilement les bouffées de chaleur que celles qui gagnent leur vie à une chaîne de montage. Cette irruption du corps lorsqu’il est particulièrement exposé au regard de l’autre est redoutée... et redoutable pour l’image de soi. Notre expérience est finalement très culturelle. On guette avec appréhension des symptômes, qu’on décode avec la grille de lecture que notre société nous a fournie.
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Un phénomène universel, des lunettes variées
Quelques recherches ont documenté ce qu’il y a d’universel et ce qu’il y a de relatif dans l’expérience de la ménopause. Elles ont conclu que les changements physiologiques, communs à toutes les femmes, donnaient lieu à des symptômes et des vécus d’une incroyable diversité. Les corrélations ne sont pas généralisables, comme celle entre ostéoporose et augmentation des fractures.
C’est Margaret Lock qui a mis en évidence le rôle fondamental de ce qu’elle nommera «la biologie locale»: «La génétique, l’environnement, la culture, le nombre de grossesses, le statut socioéconomique, l’éducation, l’histoire reproductive et les hormones reproductives (et leur modification par la pilule, par exemple), le tabagisme et l’activité physique sont autant de facteurs qui interagissent de façon complexe pour produire des corps qui vont un jour devenir ménopausés en une expérience unique et non généralisée.»
Ainsi, la migration des campagnes vers les villes modifie cette biologie locale. Un peu partout, les femmes rurales qui ne rapportaient peu ou pas de malaises commencent à s’en plaindre une fois en ville. Dans le même ordre d’idées, les Japonaises sont plus nombreuses aujourd’hui à rapporter des bouffées de chaleur, symptôme très marginal dans les années 1980, conséquence possible de l’occidentalisation du régime alimentaire au Japon. Longtemps, la kônenki, qui désigne le vieillissement du Japonais, quel que soit son sexe, y était bien vécue. En 1986, l’arrêt des règles n’était d’ailleurs pas significatif de la ménopause pour une femme sur quatre. «Au mitan de leur vie, explique Margaret Lock, les Japonaises vivent un changement social important: leur rôle s’intensifie dans la cellule familiale. Elles doivent prendre en charge l’accueil et le soin des parents âgés. Elles aident également à l’éducation des petits-enfants et sont, de ce point de vue, toujours considérées comme fécondes car, au Japon, l’activité reproductrice n’est pas liée à l’enfantement, comme en Occident, mais à l’éducation des enfants. Les Japonaises s’attendent à ce que leur existence prenne un sens dans ce qu’elles accomplissent pour les autres et non pour elles-mêmes. L’arrêt des règles n’est donc pas un symbole très puissant.»
Libérée, délivrée
La façon dont on envisage le vieillissement, notamment féminin, et la place des femmes dans la société est déterminante pour comprendre comment celles-ci vivent leur ménopause. Chez les Lobis du Burkina Faso, elles accèdent à ce moment-là au statut de terkun («femme-homme») qui les autorise à communiquer avec les ancêtres et à procéder aux rituels sacrés. C’est une promotion sociale. L’anthropologue Michèle Cros raconte son séjour dans cette communauté: «Les femmes sont menstruées tard, vers 16 ou 17 ans, et ont beaucoup d’enfants, qu’elles allaitent longtemps. J’étais stupéfaite de les entendre énumérer leurs cycles! Leur arrêt est donc discret, mais ouvre devant elles tout un champ de possibilités. L’espérance de vie est courte, et vieillir est une grâce.»
Peu d’études s’intéressent à la façon dont les Amérindiennes vivent leur ménopause, note Marie-Pierre Bousquet, anthropologue spécialiste des peuples algonquins. Dans une vision holistique et cyclique du monde, qui définit la santé comme étant d’abord relationnelle (tant qu’on rit, tout va bien!), l’enjeu de cette période, pour elles, serait de se maintenir en équilibre. La ménopause serait plutôt tabou et n’améliorerait pas vraiment le statut des femmes. Toutefois, celles-ci y gagneraient en liberté de parole. Dégagées des contraintes de la maternité, elles n’ont plus besoin des hommes et peuvent assister à tous les rituels, explique Mme Bousquet. Elles s’autorisent à faire des blagues beaucoup plus crues. Elles se disent: “Maintenant, je fais ce que je veux!”»
Renverser la vapeur
La réalité physiologique de la ménopause est aussi indéniable qu’incontournable. Notre corps vieillissant se transforme et, espérons-le, nous aurons toutes la chance de passer par là. Mais soyons conscientes de la façon dont notre «biologie locale» et les discours hérités de longue date façonnent notre expérience. Depuis peu, ça bouge. Fictions, documentaires, créations artistiques éclatent joyeusement le cadre purement clinique. Et si, à l’instar de l’anthropologue Susan Mattern, qui attribue à la ménopause la survie de notre espèce en organisant un indispensable transfert de ressources entre générations, nous la voyions autrement que comme un paquet de troubles?