Travail
Conciliation travail-famille: rêve impossible?
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On se démène toutes pour arriver à concilier travail et famille, mais est-ce réaliste? Le modèle de la femme qui arrive à tout faire est-il pour toutes? Réflexions sur un modèle à renouveler et à réinventer.
Le secret bien gardé de la conciliation travail-famille, c'est qu'elle ne tient pas à une ou plusieurs solutions magiques. Qu'on se le dise une fois pour toutes: ce n'est pas en faisant les lunchs des enfants la veille qu'on arrivera à tout faire, ni en gardant en permanence notre mijoteuse sur le comptoir de la cuisine, ni en téléchargeant l'application d'organisation familiale à la mode. Et pourtant, on veut tellement y croire! À force de se convaincre qu'il est toujours possible d'en faire plus, mais que c'est de la faute à notre organisation, à notre insuffisance, au manque de «bons trucs» si on n'y arrive pas, on s'emmure dans un leurre qui nous enferme comme dans une prison. Et si c'était plutôt le concept même de conciliation qui était à revoir et corriger?
«Je crois que, depuis une quinzaine d'années, la conciliation travail-famille a été facilitée au Québec grâce à des mesures comme les congés parentaux et les CPE», avance Guylaine Deschênes, psychologue industrielle et auteure de L'Art de concilier le travail et la vie personnelle. Quant aux entreprises, plusieurs ont mis en place des mesures de conciliation de façon informelle, selon Francine Descarries, sociologue et membre fondatrice de l'Institut de recherches et d'études féministes de l'UQAM. «Est-ce que c'était plus facile avant, quand les mères étaient confinées à la maison et n'avaient pas leur place sur le marché du travail? Bien sûr que non! On a fait du chemin», rappelle la sociologue. De fait, personne ne peut le nier: tout le travail que les féministes ont fait en amont rapporte aujourd'hui aux femmes et à la société entière.
«En revanche, la conciliation est devenue plus difficile à cause de la course à la performance et à la perfection, qui est encore plus intense qu'avant», dit Mme Deschênes. On veut tout faire, tout réussir, tout ça en ayant l'air zen. Nos enfants sont bilingues, on a un demi-marathon derrière la cravate, on siège au comité de parents, on sait cuisiner le quinoa de 15 façons différentes, on vient d'accepter une promotion, on s'occupe régulièrement de notre mère sur le déclin et, bien entendu, on se garde un peu de temps pour notre couple «parce que c'est essentiel»! Et tout ça pourquoi? Parce que ça nous rend heureuse, ou bien parce que tout le monde le fait et qu'on a l'impression que c'est ce qu'on attend de nous? «Si on est stressée, qu'on court sans cesse et qu'on peine à y arriver, ce n'est pas seulement à cause de la conciliation travail-famille, note Mme Deschênes. Le désir de performer et d'être parfaite peut aussi rendre la vie bien difficile à une célibataire sans enfant!»
La conciliation... inconciliable?
Cela dit, être parent exige un engagement qui requiert du temps. On n'y échappe pas. Et les parents québécois n'échappent pas non plus aux effets pernicieux que semble avoir sur eux la conciliation des différents pans de leur vie. Dans un rapport publié en 2005 pour le compte de l'Institut national de santé publique du Québec, La Difficulté de concilier travail-famille: ses impacts sur la santé physique et mentale des familles québécoises, on rendait compte de l'incidence de problèmes tels le stress, l'hypertension, la dépression, la toxicomanie, etc., chez les parents.
Nathalie St-Amour, coauteure du rapport et professeure au département de travail social de l'Université du Québec en Outaouais, ne croit pas, pour sa part, que les entreprises aient fait un si grand bout de chemin pour faciliter la vie des parents: «Certains milieux sont plus conciliants que d'autres, mais il n'existe pas de lois à proprement parler qui favorisent la conciliation travail-famille, contrairement à d'autres pays comme l'Australie par exemple, où les parents ont le droit de demander un horaire de travail flexible, que les employeurs ne peuvent refuser que sous certaines conditions.» La spécialiste croit d'ailleurs que davantage de mesures de conciliation réduiraient l'impact négatif sur la santé qu'entraîne souvent la difficulté de concilier nos vies. Et que les patrons se le tiennent pour dit: une étude belge publiée cette année rapporte que 85% des employeurs estimaient qu'offrir à leurs employés des mesures de conciliation efficaces augmentait leur productivité.
Mais notre réflexion doit être poussée plus loin: on doit aussi se questionner sur la place que prennent le travail et la consommation dans nos vies. Si on se définit essentiellement par notre travail, si on a absolument besoin du dernier gadget de l'heure ou que les vêtements de nos enfants soient griffés, on risque de s'imposer une pression supplémentaire. «Par ailleurs, on vit dans un système capitaliste où les femmes sont encouragées à travailler, rappelle Francine Descarries. Dans un tel système, leur autonomie passe inévitablement par l'indépendance financière. » De fait, la majorité des femmes ne pourraient probablement pas concevoir de ne pas occuper une place dans le marché de l'emploi. Si c'est notre cas et qu'on a le sentiment de ne pas y arriver, on doit s'interroger sur ce qu'on souhaite vraiment et se délester de ce qui n'est pas véritablement utile dans nos vies. Et, bien sûr, revoir notre modèle de femme-mère-employée-amante- amie idéale...
Une question de choix
Et celles qui souhaiteraient se retirer de ce marché pendant 5 ans, 10 ans? Celles pour qui concilier travail et famille est une équation qu'elles ne veulent tout simplement plus faire? «C'est lorsqu'il y a une incohérence entre nos valeurs et notre vie que ça endommage notre santé, physique et mentale, soutient Guylaine Deschênes. Si on a besoin de pratiquer notre sport préféré trois soirs par semaine, on devrait s'arranger pour pouvoir le faire, quitte à laisser tomber autre chose. Et si on sent que notre place est à la maison, auprès des enfants et à s'impliquer autrement que par le travail, on devrait aussi s'organiser pour pouvoir le faire.» Quitte à laisser certaines choses de côté, à revoir notre mode de vie et à faire front commun avec notre conjoint.
Car on a le droit de choisir de rester à la maison. On a aussi le droit de refuser une promotion. On a le droit de travailler 60 heures parce qu'on aime ça. Notre conjoint a le droit de passer encore plus de temps que nous à s'occuper des enfants. On a le droit de détester faire la cuisine et d'acheter des plats préparés, parfois. On a le droit de ne pas inscrire nos enfants aux cours d'éveil musical. On a le droit de fermer les yeux sur les boules de poussière qui virevoltent dans la maison et on a le droit de partir en voyage seule avec notre chum ou pour le travail. On a le droit de passer des heures à lire, de refuser des heures supplémentaires, de prendre le temps de dîner ou de sauter un repas pour piocher sur un dossier. «Idéalement, n'importe quel choix qu'on fait devrait être valorisé socialement, soutient Guylaine Deschênes. Mais, comme c'est chaque individu qui compose la société, on doit commencer par se valoriser soi-même. Notre fierté et notre assurance finiront par teinter la société entière.»