Psychologie
Témoignage: Aider les autres sans s'y perdre
Photographe : Marie-Ève Tremblay | colagene.com
J’ai vu ma mère veiller tard pour écouter son frère lui confier ses problèmes, alors qu’elle commençait sa journée à l’hôpital tôt le lendemain, et mon père faire le taxi pour un grand nombre de personnes, même s’il avait d’autres choses à faire. Je les ai souvent vus s’épuiser pour faire plaisir aux autres.
Bien sûr, le dévouement est une valeur positive, mais quand va-t-il trop loin? Quand tombe-t-on dans le sacrifice?
«Sacrifice, dévouement et abnégation sont des synonymes, affirme Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. C’est surtout sur la durée qu’il y a une distinction à faire. Le sacrifice est pertinent quand il est ponctuel; c’est quand il devient permanent qu’il est nocif.»
Dans son tout dernier livre, Se libérer du complexe de Cendrillon - Trouver l'audace de vivre, le psychanalyste Saverio Tomasella met un nom sur cette propension à en faire trop pour les autres jusqu’à en étouffer ses propres désirs. Il l’appelle le complexe de Cendrillon. «Comme l’héroïne du conte de Perrault [...], on peut mettre notre vie de côté pour soutenir un proche, tout prendre en charge au sein d’une famille, renoncer à nos rêves ou à nos convictions pour être accepté et aimé...» détaille-t-il.
Plusieurs situations prédisposeraient à ce complexe, selon Mme Grou. «Avoir une faible estime de soi, ne pas avoir eu l’impression d’être aimé inconditionnellement, enfant, ou encore être devenu adulte trop tôt, parce qu’il fallait aider les parents.»
C’est le cas de Karine, 43 ans, qui a grandi avec une mère handicapée. «Dès l’âge de trois ans, j’allais acheter du lait au coin de la rue. J’étais ses bras, ses jambes. Elle était là et prenait soin de moi aussi, mais je l’aidais beaucoup physiquement», raconte la professeure de danse et de yoga.
Prendre soin des autres est devenu une seconde nature pour Karine. C’est presque «une drogue», de son propre aveu. Elle a dû apprendre à en faire moins pour préserver sa santé mentale. Il y a deux ans, elle a frappé un mur quand sa mère a commencé à montrer des symptômes d’alzheimer. «Quand elle a reçu son diagnostic, je me suis demandé si j’allais sacrifier ma vie. Ce qui était certain, c’est que je n’allais pas emménager avec elle.» Dire non a été difficile, mais elle l’a fait pour respecter ses limites. Karine a néanmoins aidé sa mère à emménager dans une résidence et elle demeure présente à distance.
Pour éviter de tomber dans le sacrifice extrême et les frustrations qu’il peut susciter, la psychologue Christine Grou préconise justement d’apprendre à poser ses limites. Comme la pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre, j’ai moi-même hérité de cette tendance à vouloir aider les autres, à leur faire plaisir.
Mes limites, je sais que je ne les ai pas respectées quand, à bout de souffle, je m’entends reprocher aux enfants: «Avec tout ce que j’ai fait pour vous!» Des paroles culpabilisantes qui indiquent qu’on en a trop fait.
Avoir un proche qui en fait trop pour les autres n’est pas forcément un cadeau. «Si l’on s’attend à ce que l’autre fasse de même, le sacrifice peut se transformer en dette envers l’autre», explique Mme Grou. Pour éviter de glisser vers cette situation inconfortable, la psychologue conseille d’exprimer ses difficultés et ses doutes à l’autre, sans ressentir de la culpabilité.
Poussé à l’excès, le dévouement à autrui peut aussi mener à la dépression ou à une fatigue extrême. «Il y a un équilibre à trouver entre être à l’écoute de l’autre et ne pas s’oublier», dit la psychologue. Pour éviter de se rendre jusque-là, elle recommande de se demander ce que l’on craint de perdre si l’on arrêtait d’en faire autant. Dans le célèbre conte, Cendrillon finit par accepter de vivre son désir en se rendant au bal, «elle se libère du fardeau de l’esclavage; elle peut passer du service à la générosité», écrit Saverio Tomasella.