Psychologie
Pour se libérer des standards de beauté
Photographe : Shutterstock
Tous les corps ont le droit d’exister et sont dignes de respect, quelle que soit leur apparence. Un énoncé qui, à première vue, peut sembler évident.
Malheureusement, si la valeur intrinsèque de chaque être humain devrait être immuable, de nombreuses facettes de la vie restent influencées par cette hiérarchisation des corps que constituent les canons de la beauté.
Ceux-ci dictent, souvent dès l’enfance, la place de chacun au sein de la pyramide de la désirabilité et, par extension, de la société. Et les personnes minces, vous l’aurez deviné, se situent au sommet. Cette valorisation de la minceur, si intimement associée à la notion de beauté qu’on est difficilement capable de les distinguer, n’est pas sans conséquence. Parce que pour soutenir une pyramide, il faut une base beaucoup plus large que la pointe. Une base qui, dans les faits, rassemble la vaste majorité des femmes.
À l’aide d’une psychologue spécialisée en image corporelle et de quatre femmes au physique considéré comme «hors norme» évoluant dans diverses sphères de l’espace public, Coup de Pouce s’est penché sur les thèmes de la diversité corporelle, de l’image de soi et de la représentativité, dans l’espoir de répondre à cette question: comment se libère-t-on de l’emprise des standards de beauté?
Remonter à la source
Selon la Dre Stéphanie Léonard, psychologue et fondatrice de l’organisme Bien avec mon corps, qui fait la promotion d’une image corporelle saine auprès des jeunes, les effets pervers des standards de beauté et de l’obsession de la minceur vont bien au-delà de la simple insatisfaction corporelle. Dans une société aussi portée sur l’apparence que la nôtre, le fait de ne voir qu’un type de corps représenté à l’écran affecte profondément notre sentiment d’avoir le droit d’exister, d’être aimé et d’aspirer au bonheur.
«Notre société, qui nous conditionne dès la petite enfance à valoriser certains attributs associés à l’apparence physique, fait en sorte que notre regard sur nous-mêmes et les autres est très sélectif. Consciemment ou non, les corps qui dérogent à des critères très précis nous dérangent. L’apparence, quoi qu’on en dise, est avant tout une question de loterie génétique et non de mérite. Cette idée comme quoi notre corps est une chose malléable à grands coups de volonté et de motivation, bien que fausse, est encore extrêmement répandue. Elle s’est récemment transformée, et l’on parle maintenant de santé plutôt que de simple beauté, mais le message est resté le même: le corps beau, sain ou acceptable a une apparence précise, et quiconque ne s’y conforme pas essuie un échec. Il n’est alors plus simplement question d’apparence. Quand on ne se reconnaît nulle part, il est très difficile de se sentir bien et accepté en tant qu’individu.»
Oser sa différence
Pour la chroniqueuse, animatrice, auteure et comédienne Guylaine Guay, avoir un corps différent et s’aimer est un acte de rébellion, mais aussi un obstacle difficile à surmonter dans le cadre d’une carrière comme la sienne.
«Il n’y a tellement pas assez de grosses personnes dans les médias! Le milieu télévisuel est très en retard sur les réseaux sociaux, où plein de personnes aux corps divers font des choses extraordinaires, ont de beaux looks, font la split, dansent, vivent leur vie. Cette diversité est tellement nourrissante! Pendant ce temps, chaque fois que je participe à une émission, je reçois des tonnes de messages qui me disent que la manière dont je m’assois me donne des bourrelets, que mes vêtements ne m’avantagent pas... J’ai décidé d’accepter mon corps il y a longtemps, parce que je suis naturellement rebelle. Cependant, je sais que certains n’ont pas voulu travailler avec moi à cause de mon poids. Comme j’ai la tête dure, j’ai mené ma carrière à ma guise et j’ai suivi mon instinct. Je suis très fière de mon parcours. Être gros, pour moi, ce n’est pas nécessairement aimer son corps 24/7, c’est juste avoir un corps “valide”, qui a le droit d’être aimé, traité, soigné, habillé. Qui a le droit d’exister et d’être vu.»
Chrislène Jean Baptiste, mannequin et créatrice de contenu, voit en sa différence une occasion d’enrichir son existence, de cultiver son authenticité et de s’ouvrir aux autres sans jugement.
«Voir toujours les mêmes personnes fausse notre perception du monde. Plus on voit de gens différents, plus notre œil s’habitue à la diversité. Selon moi, il faut changer les mentalités par rapport à la beauté pour bâtir un monde où l’on se concentre moins sur cette idée du corps parfait, où l’on cesse de réduire les gens à des stéréotypes. Enfant, j’ai subi beaucoup d’intimidation, parce que j’étais différente. C’était dur, mais ça m’a aussi poussée à voir au-delà de l’apparence – pour moi comme pour les autres – et à approfondir ma vision de l’humain. Être gros ou mince, ce n’est pas une personnalité! Il y a encore très peu de mannequins noires et grosses au Québec, mais je sais que j’ai ma place, et j’espère paver la voie pour les générations futures.»
Transformer le paysage
Dans le cadre de son travail de photographe, Julie Artacho croit que sa propre expérience lui permet de poser un regard différent sur ses sujets.
«Avoir un corps jugé hors norme m’a amenée à voir la beauté différemment, à vouloir mettre en valeur la diversité dans mon travail et à ne surtout pas croire que seuls les corps normés méritaient d’être photographiés. On fait justement appel à moi parce qu’on sait que j’accepte les gens pour qui ils sont et que je n’essaie pas de trafiquer leur essence. Le fait d’être confrontée régulièrement aux complexes des autres et de constater les ravages d’une image corporelle négative m’a appris que même si on correspond aux standards, on peut quand même se haïr. Et je n’ai pas envie de me faire vivre ça. Parallèlement, voir des modèles positifs de femmes grosses et inspirantes m’aide à me trouver fabuleuse, et le fait d’être féministe me pousse à ne pas déterminer ma valeur en fonction de l’opinion des autres sur ma beauté.»
S’il est important de redoubler d’efforts pour donner une place de plus en plus grande à la diversité corporelle dans l’espace public, selon l’animatrice, auteure et créatrice de contenu culinaire végane Caroline Huard, c’est notamment pour normaliser son existence.
«Si l’on se fie au message dominant, la diversité ne semble pas exister. Le type de corps qu’on voit dans les médias ne se retrouve naturellement que chez 2 à 5 % de la population. Ça nous donne l’impression que c’est ça, la norme, alors que la norme, c’est la diversité! Prendre conscience de ça permettrait à un maximum de gens de sentir qu’ils ont le droit d’exister, d’avoir une carrière publique, de porter un message, d’avoir du talent, d’être respectés et pris au sérieux, peu importe leur apparence. En ce moment, on a l’impression qu’avoir le corps de la minorité est un préalable pour exercer un métier comme le mien. L’insatisfaction corporelle est l’une des choses qui poussent les gens à suivre des régimes qui favorisent le développement de troubles du comportement alimentaire. Elle n’est pas sans danger pour la santé physique et mentale. Au-delà de la simple estime de soi, l’image corporelle et de la diversité sont des questions de santé publique. Quand on ne voit jamais de personnes qui nous ressemblent vivre des expériences humaines normales, comme être amoureux, avoir une vie sexuelle, faire du sport, se lancer en affaires, peu importe, ça nous pousse à nous demander: “Est-ce que ça veut dire que c’est pas pour moi, être amoureuse?” Depuis que je fais ce métier-là, je reçois les témoignages de femmes dans des corps plus gros que le mien qui me disent à quel point ça leur fait du bien de voir quelqu’un comme moi à la télé. On m’offre énormément de soutien, ce qui me fait grand plaisir, d’autant plus que je ne suis pas à l’écran pour parler de mon corps ni à cause de lui, mais bien juste... avec. Je me dis que si une seule ado qui me ressemble me voit et se donne le droit de rêver plus grand, c’est mission accomplie.»
Se réapproprier sa vie
Défier les diktats de la beauté et chercher de moins en moins de repères à l’extérieur de soi, c’est se réapproprier sa propre valeur et se faire le cadeau d’une plus grande liberté, mais aussi de beaucoup d’énergie autrement gaspillée à la poursuite d’un idéal inatteignable, conclut la Dre Léonard.
«Moins on se compare, plus on peut cultiver le sentiment qu’être soi-même, c’est suffisant. La vraie estime de soi, c’est reconnaître et accepter la diversité, c’est réaliser que tout le monde a sa place, sa valeur et ses chances, c’est tendre vers une alliance d’acceptation et de curiosité envers l’autre plutôt que de viser la conformité. C’est ça, pour moi, le vrai bien-être. Voir de la diversité nourrit ce mode de pensée. Arrêter de trop s’excuser, risquer de dire les vraies choses, renoncer à la pression extérieure, être fier de soi et refuser de subir cette oppression-là est la chose la plus lumineuse qui soit. Imagine... Tu te lèves, le matin, et ta vie, c’est la tienne. Tu décides pour toi-même, avec toute la bienveillance et la flexibilité que ça requiert, avec la conviction profonde qu’on est tous différents, qu’on veut tous être bien et que c’est parfait comme ça.»