Psychologie
Peut-on encore résister à la techno?
Peut-on encore résister à la techno?
Photographe : Stocksy
Source : Coup de pouce, novembre 2016
Les nouvelles technologies sont présentes partout, dans toutes les sphères de notre vie, qu’on le veuille ou non. A-t-on encore le choix de les utiliser ou pas?
Notre façon de travailler, de magasiner, de transiger, de se déplacer, de s’informer, d’entrer en relation avec des gens, de se divertir, de communiquer… Chaque aspect de notre vie est, d’une manière ou d’une autre, marqué par la technologie. L’internet, et toutes les innovations qui en découlent (réseaux sociaux, commerce en ligne, Skype, téléphones intelligents, tablettes, etc.), compte parmi les technologies qui influent le plus sur notre vie.
Est-ce un changement plus important pour la société que celui qu’a imposé l’arrivée de l’imprimerie, du téléphone, du téléviseur ou de l’ordinateur tout simplement? «L’évolution de la technologie est présente dans nos vies depuis le début de l’humanité, mais l’avènement de l’internet ne se compare pas aux technologies du passé, affirme le psychologue américain Larry Rosen, reconnu pour son expertise dans le domaine des technologies. À mon avis, il s’agit de la technologie ayant le plus d’impact sur notre monde puisqu’elle modifie nos relations avec les autres et nos comportements sociaux.»
En fait, à moins de vivre dans une autre galaxie — ce qui viendra peut-être un jour! —, on doit repenser certaines de nos habitudes à cause de cette nouvelle réalité. Des exemples? Le nombre de Canadiens qui font leurs transactions bancaires en ligne ne cesse de croître, atteignant désormais une proportion de 55%. La popularité de Tou.tv ne se dément pas non plus, la plateforme offrant désormais des productions originales, tout comme Netflix, qui a récemment triplé le nombre de ses abonnés canadiens. Bien sûr, ce revirement tue inévitablement les clubs vidéo qui, eux, connaissent un déclin d’au moins 15% par année. Conséquence: ceux qui visitaient leur club vidéo tous les vendredis soir doivent se résigner à trouver le forfait qui leur convient… en ligne. Tout cela sans parler de nos rencontres amoureuses désormais programmées par quelque application à la mode, des journaux qui choisissent maintenant de publier des versions numériques plutôt que des versions papier, des petites communautés virtuelles qui se multiplient à un rythme fou ou encore des 140 caractères souvent préférés aux discussions de vive voix. L’organisme Tel-Jeune offre même depuis trois ans des interventions par texto parce qu’on sait qu’il s’agit là du moyen de communication prisé par les 12-18 ans.
Quoi qu’il en soit, qu’on parle d’internet, de tous ses dérivés ou de n’importe quelle autre technologie, les réactions provoquées chez les individus sont toujours les mêmes. «Il y a des gens qui semblent naturellement ouverts à accueillir une nouvelle technologie dans leur vie, mais il y en a d’autres qui sont beaucoup plus réticents. De toutes les époques, toutes les technologies ont été critiquées et ont eu leurs détracteurs, fait remarquer Martin Lessard, spécialiste en stratégie web et médias sociaux, et collaborateur à l’émission de radio La sphère, diffusée sur ICI Radio-Canada Première. Cela dit, c’est très humain de démontrer une certaine réticence envers une nouvelle technologie, car cette dernière représente l’inconnu. Elle n’est pas encore naturelle pour nous.»
Qui sont les techno-sceptiques?
Selon des données récentes du PEW Research Center, un important centre de recherche américain en données statistiques, 13,5% des individus feraient la file devant la boutique Apple pour se procurer en primeur le tout dernier gadget sur le marché. Dans le jargon de l’industrie, ces technophiles portent le nom d’utilisateurs précoces. À l’inverse, les plus frileux sont appelés les retardataires et représenteraient environ 15% de la population. Pour ce qui est de l’internet, les raisons invoquées pour ne pas l’utiliser sont le manque d’intérêt, son utilisation trop compliquée et les coûts qui y sont reliés. Il n’est pas surprenant d’apprendre que ce sont les personnes âgées et celles ayant un revenu et un niveau d’éducation inférieurs à la moyenne qui représentent la majeure partie de ce pourcentage.
«Il y a aussi un certain nombre de personnes qui décident de limiter leur usage de la technologie, comme le téléphone intelligent, les réseaux sociaux, le commerce en ligne, etc., parce qu’ils ont le sentiment que leur vie privée est envahie», observe Michel Lejeune, qui enseigne la sociologie de la technologie à l’École polytechnique de Montréal. La crainte de la cybercriminalité, comme le vol d’identité, toujours en augmentation (plus de 20 000 victimes au Canada en 2014), ainsi que l’idée de devenir dépendant de ladite technologie (73% des Québécois se déclaraient dépendants de l’internet selon un sondage Léger Marketing mené en 2012 et 53% confiaient souffrir intérieurement quand ils n’étaient pas connectés à internet selon une étude britannique menée en 2015) ou la peur des effets des ondes cellulaires sur la santé peuvent également en refroidir certains.
Adopter ou ne pas adopter, telle est la question!
Alan Jay Levinovitz est professeur de philosophie et de religion à l’Université James Madison, en Virginie, et il écrit régulièrement pour le site Slate. Il a publié récemment un billet sur le site Vox intitulé I don’t have a cellular. You probably don’t need one either, qui a beaucoup fait jaser, et dans lequel il explique qu’il mène une vie tout à fait normale et moderne sans cellulaire, et que ce dernier est sans doute beaucoup moins indispensable qu’on veut bien le croire. «Les gens me demandent souvent comment je fais pour vivre sans cellulaire, dit-il. Pour moi, c’est comme si on demandait à une personne qui ne boit pas de café comment elle fait pour vivre sans. Elle vit, c’est tout!»
Et l’enseignant s’en sort très bien. À ceux qui lui demandent ce qu’il ferait en cas d’urgence, il répond que ces urgences en question sont infiniment plus rares que les accidents de voiture causés par les textos au volant! «Je ne suis pas technophobe du tout, précise M. Levinovitz. Je consulte mes courriels régulièrement, j’aime jouer aux jeux vidéo, j’ai un compte Twitter. J’ai fait le choix de ne pas avoir de cellulaire parce que je n’en éprouve pas le besoin et que je ne veux pas y consacrer trop de mon temps, ce que je ferais sans doute si j’en avais un!»
Voilà le point central de la question: a-t-on vraiment le choix ou non d’utiliser telle ou telle technologie? On peut décider de ne pas utiliser Spotify pour écouter de la musique, de ne pas se procurer le nouveau gadget techno de l’heure, de préférer les magasins au commerce en ligne ou de s’en tenir au téléphone plutôt qu’à Skype. Certains de nos choix n’auront pas ou peu d’impact. «C’est lorsqu’une majorité de personnes se sert d’une technologie donnée qu’on se met alors un peu en porte-à-faux si on fait le choix inverse, croit Martin Lessard. Par exemple, si tous nos amis sont sur Facebook mais pas nous, on doit accepter que ça aura certaines conséquences. Pas nécessairement catastrophiques, mais quand même bien réelles.»
L’important est de peser les conséquences des choix qu’on fait: est-ce que les avantages que m’apporte le fait de ne pas adopter telle technologie sont plus importants que les inconvénients potentiels? À nous de juger. De même, garder l’esprit ouvert est de mise. Se braquer devant une technologie simplement parce qu’on la juge néfaste avant même de la connaître ou parce qu’on pense qu’elle sera trop difficile à maîtriser peut nous fermer des portes avant même qu’on les ait ouvertes! Apprendre à se servir d’un certain logiciel pourrait, sait-on jamais, faciliter notre travail au bureau. Posséder un profil sur LinkedIn multiplierait peut-être les opportunités d’emploi. Savoir comment déposer un chèque virtuellement nous éviterait probablement un détour inutile. Utiliser Skype nous apporterait peut-être une joie insoupçonnée, soit celle de voir les mimiques de notre meilleure amie en voyage en Inde, etc.
«Oui, on peut faire des choix, acquiesce Michel Lejeune. En ce qui concerne l’internet toutefois, je dirais qu’il est pratiquement impossible de s’en passer et que ceux qui y arrivent font partie d’un groupe aussi marginal que celui de la simplicité volontaire, par exemple. Et puis, je pense qu’aujourd’hui les gens sont plus avisés quant aux dangers associés aux technologies, comme la compulsion, le stress dû au fait d’être trop souvent connecté, la cybercriminalité, etc. Ils agissent donc en conséquence.»
Le psychologue Larry Rosen estime, quant à lui, qu’on doit développer notre sens critique et ne pas accepter d’emblée une technologie tout simplement parce qu’elle nous est proposée. Prendre le temps de réfléchir à nos besoins réels plutôt que de s’en laisser imposer. D’autant que, de nos jours, le roulement en termes de nouvelles technologies est très rapide! «Mais les gens ne sont pas stupides, dit-il. Oui, ça va vite, mais tout ce qui est vraiment superflu et inutile finit toujours par disparaître un jour ou l’autre.»
«Par ailleurs, je pense que plusieurs personnes sont influencées par le comportement des autres, poursuit l’expert. Si on n’est pas sur Twitter mais que tous nos amis y sont, il peut être difficile de résister. Mais si on choisit de ne pas être présent sur les réseaux sociaux ou de ne pas avoir de téléphone intelligent, par exemple, on en a tout à fait le droit. Dans ce cas, on avise notre entourage, car lui aussi aura sans doute à s’adapter à notre choix.»
Pour Alan Jay Levinovitz, l’usage — et le nonusage! — qu’on fait des nouvelles technologies est fortement influencé par le facteur de la nouveauté. Qu’on soit accro à la techno ou, au contraire, quelque peu effrayé ou hésitant par rapport à celle-ci, le professeur est persuadé que la technologie telle qu’on la connaît actuellement finira par faire naturellement partie du tissu social et qu’on se civilisera dans nos façons de l’utiliser. «Ça a déjà commencé d’ailleurs, dit-il. Le fait de se donner des règles, comme ne pas se servir de son téléphone en certaines circonstances, en est un exemple. Et je crois que de plus en plus de règles de ce genre s’établiront tacitement dans la population en général.»
Pour aller plus loin
- Débranché mais pas déconnecté, Frances Booth, Transcontinental, 2013, 19,95$
- J'ai débranché: Comment revivre sans internet après une overdose, Thierry Crouzet, Fayard, 2012, 32,95$