Psychologie
Mère-fille: une relation complexe
Photographe : Getty Images
Oui, on l’aime. Mais, on l’avoue, elle nous énerve aussi parfois... Souvent même. Comment naviguer entre les petites et les grosses frustrations? Voici quelques pistes pour éviter le pire et espérer le meilleur.
Marianne juge la relation qu’elle a avec sa mère «normalement complexe», c’est-à-dire faite de hauts et de bas, de tendresse et de remous, de joies et de frustrations. «Par contre, depuis que j’ai des enfants, les frustrations sont plus nombreuses, dit la femme de 38 ans. Ma mère s’est mise à s’ingérer dans ma façon de les élever et me critique assez souvent à ce sujet. Je sais bien que ça part d’une bonne intention, mais ça m’énerve quand même.» Le plus souvent, Marianne encaisse sans répliquer. Parfois, elle tente d’expliquer, de se justifier, de faire comprendre à sa mère comment elle, elle voit les choses par rapport à ses filles, âgées de deux et quatre ans. «Ma mère trouve que je ne suis pas assez ferme, que je manque de constance, que je ne devrais pas dormir avec ma plus petite, que la garderie, ce n’est pas super, etc., confie-t-elle. Mais ce qui m’énerve le plus, c’est qu’elle réussit parfois à me faire douter de moi-même.» Qu’on soit enfant, adolescente ou adulte, notre lien avec notre mère a une charge émotionnelle qu’aucune autre relation ne possède. «La relation mère-fille est l’une des plus complexes, estime la psychologue Rose-Marie Charest. Quand quelque chose nous énerve chez elle, ça nous énerve d’autant plus qu’on s’identifie à elle. Notre sensibilité à l’égard de notre mère est donc souvent exacerbée. Même adulte, on demeure souvent très sensible à son regard, à son jugement.» Ainsi, quelle que soit la raison pour laquelle notre mère nous énerve — elle se pose en victime ou, au contraire, en rivale, nous critique, nous abreuve de conseils, se mêle de notre vie, nous considère encore comme une petite fille, est possessive, nous manipule, est négative, etc. —, il y a de bonnes chances pour qu’on y réagisse avec intensité.
Quand ça devient problématique
Qu’elle nous énerve parce qu’elle peut raconter 20 fois la même histoire, qu’elle fait trop cuire les asperges ou qu’elle met le volume de la télé beaucoup trop fort est une chose. Si notre relation est compromise pour ces raisons, nous aurions sans doute intérêt à nous questionner sérieusement. Les petits irritants sont chose commune dans toutes les relations: avec nos amis, notre amoureux, nos enfants, nos voisins, nos collègues, etc. Même de purs étrangers peuvent parfois nous énerver. À ce stade, notre patience et notre tolérance, et parfois deux ou trois mots polis échangés, effaceront sans trop de peine ces petits désagréments usuels.
«Cela devient toutefois problématique quand les comportements ou les propos irritants de notre mère sont de plus en plus fréquents», explique Véronique Moraldi, hérapeute, auteure de La fille de sa mère, de la difficulté des rapports mère-fille (Éditions de l’Homme, 2006). «[Ça l’est aussi] quand le sujet d’irritation est particulièrement important pour nous ou quand notre mère a franchi le seuil de ce qu’on peut tolérer. De même quand l’irritation fait place à l’intolérance jusqu’à créer un différend qui va mener à un conflit, et peut-être à un espacement des visites, voire à une rupture momentanée.» Il y a bien chez sa mère des petits travers qui énervent Catherine. Tout comme elle doit aussi tomber sur les nerfs de celle-ci de temps à autre. Mais ce à quoi Catherine, 43 ans, n’est jamais parvenue à s’habituer, ce sont les reproches que sa maman de 72 ans fait à son père, qui en a 80.
«Quand mon père a cessé de travailler, il y a une dizaine d’années, ma mère a commencé à émettre des critiques à son égard de temps en temps, raconte Catherine. Puis c’est devenu de plus en plus fréquent: il ne comprend rien, mélange tout, oublie, conduit de plus en plus mal, etc. Elle me dit combien elle est tannée de devoir tout faire dans la maison, qu’il fait tout de travers. Bref, elle vide son sac et, chaque fois, ça me dérange beaucoup.» Selon Rose-Marie Charest, cet irritant est très commun chez les enfants de parents vieillissants. «C’est tout à fait normal que ça nous dérange, dit la psychologue. Il s’agit de notre père et on ne veut pas entendre notre mère parler de lui négativement ou se retrouver prise entre les deux.» Catherine a bien tenté d’évoquer le sujet mais, craignant de blesser sa mère, elle ne l’a fait que du bout des lèvres.
«Même si un sujet est sensible, on ne doit pas s’empêcher de l’aborder, croit Rose-Marie Charest. Par contre, on doit faire preuve de tact et de délicatesse. On peut dire par exemple à notre mère qu’on comprend ses récriminations à l’égard de notre père, mais que cela nous dérange un peu de les entendre, car, eh bien, il s’agit de notre père! Au même titre que cela nous déplairait si lui nous parlait d’elle dans ces termes.» Linda Gordon est d’accord: il n’y a rien dont on ne puisse parler. Tout dépend de la façon dont on le fait. Thérapeute familiale et auteure de Too Close for Comfort (Berkley, 2009), ouvrage où elle aborde l’intimité dans les relations mère-fille, Linda Gordon estime que si on peut d’abord essayer de comprendre le comportement et les motivations de notre mère, cette compréhension ne doit pas se faire au détriment de notre bien-être. «Il est rare qu’une mère ait consciemment des intentions blessantes à l’égard de sa fille, dit-elle. Peu importe ce que la nôtre fait ou dit qui nous énerve, ce n’est pas pour nous blesser, du moins pas consciemment. Toutefois, le fait qu’on le sache ne veut pas dire qu’on ne peut pas exprimer ce qu’on ressent.»
Délicatesse et ouverture
Lorsqu’elle était adolescente, combien de fois Sarah a-t-elle entendu sa mère critiquer sa façon de se coiffer, de s’habiller, et même la façon dont elle envisageait la vie! «Quand on est jeune, il n’est pas si surprenant que notre mère ne soit pas d’accord avec certaines choses, et ce n’est pas étonnant non plus que ça nous tape sur les nerfs, dit la jeune femme de 32 ans. Sauf que, quand on vieillit, on s’attend à ce qu’elle lâche prise et qu’elle nous accepte telle qu’on est. Dans mon cas, ses critiques sur ma façon de vivre ma vie — je suis célibataire, je ne veux pas d’enfant, je voyage beaucoup, je n’ai pas de maison; bref, je ne suis pas casée! — n’ont pas cessé quand j’ai eu 18 ans. Et ça me tombait toujours autant sur les nerfs. À tel point que ça me donnait de moins en moins le goût d’aller la voir.» Heureusement, Sarah a réussi à redresser la barre et à améliorer grandement les choses, à défaut de les régler complètement.
Pour parler d’un sujet délicat, mieux vaut essayer de créer un environnement positif. Sarah a invité sa mère à souper dans un restaurant italien, sa cuisine préférée. Et elles ont parlé. «J’ai expliqué à ma mère que je comprenais qu’elle ne voulait que mon bien, que c’était une bonne mère, que je l’aimais, mais que j’avais mes valeurs à moi et que mes choix me rendaient parfaitement heureuse.» La discussion s’est poursuivie, les sorties mère-fille au resto sont devenues un rendez-vous mensuel. «Si on laisse les non-dits et les frustrations prendre le dessus, on ne s’en sort pas», soutient Sarah.
Et on ne s’en sort pas non plus si on ne comprend pas bien ce qui nous énerve. «Quel est le comportement qui nous irrite chez notre mère et pourquoi nous irrite-t-il tant? Cela doit être clair pour nous, dit Rose-Marie Charest. On peut aussi se demander: et si c’était une amie qui avait ce comportement, est-ce que cela m’énerverait autant? La réponse est peut-être oui, mais dans la plupart des cas, elle sera négative.» «Je pense qu’on rêve toutes d’une mère compréhensive, qui nous accepte totalement sans dire un mot, qui nous soutient dans tous nos choix, etc., dit Sarah. Bref, on souhaite toutes une mère idéale, comme nos mères l’ont sûrement souhaité aussi. Mais une maman, c’est d’abord un être humain, non?» Pour améliorer les choses entre nous, il nous faudra nous rendre à l’évidence: on ne changera pas notre mère. «Si ce qui nous énerve est le fait que notre mère soit anxieuse, on ne changera pas ça, dit Rose-Marie Charest. On peut l’encourager à modifier un comportement, une façon de faire, mais pas ce qu’elle est.»
Et quand parler ne suffit pas? Catherine a bien tenté à quelques reprises de dire à sa mère que son père n’était pas aussi difficile à vivre qu’elle le prétendait, et que cela la dérangeait un peu qu’elle lui parle ainsi de lui. «Elle se taisait alors instantanément et ne disait plus un mot, dit Catherine. Ça la fâchait.» La discussion s’arrêtait là et on oubliait... jusqu’aux prochaines récriminations de sa mère envers son père. Bien sûr, dire une chose qui risque de déranger, voire de blesser, peut engendrer une réaction négative sur le coup: notre mère se fâche, a de la peine, se tait, se braque. «Et cette réaction de notre mère, on l’appréhende, comme quand on était une petite fille, dit Véronique Moraldi. Sauf qu’on n’en est plus une; on est une adulte, affranchie, qui doit s’affirmer. Et notre mère doit comprendre ça. Ce qui est le cas de la plupart d’entre elles, d’ailleurs.» Alors, que répondre à une maman qui se braque lorsqu’on s’ouvre à elle sur ce qui nous énerve? «On devrait insister sur le fait qu’il est important pour nous d’être franche et honnête, dit Linda Gordon. Lui dire: maman, je t’aime et je veux simplement être honnête avec toi, mais ta réaction m’indique que je ne peux pas vraiment l’être.»
Marianne n’a pas encore parlé ouvertement à sa mère, mais elle sent qu’elle doit le faire. La frustration qu’elle garde à l’intérieur finira par éclater. «C’est immanquable, dit Rose-Marie Charest. Si on ne parle pas et qu’on ravale sans cesse notre énervement, un jour ou l’autre ça finira par sortir, et probablement “tout croche”.» Il ne faut pas attendre que l’agacement soit à son comble. On choisit plutôt de discuter quand on est calme et que tout va bien entre nous. On peut aussi en parler avec une bonne amie ou notre amoureux, une personne qui sera plus objective et nous donnera un avis juste. On se regarde aussi soi-même, pour voir ce qui énerve peut-être notre mère, mais qu’elle n’ose pas nous dire... «Même adulte, on demeure la fille de notre mère, dit Véronique Moraldi. Mais on doit aussi grandir. On n’est plus dans la revendication, mais dans l’échange, la discussion, le partage. Notre mère nous énerve parfois, et on l’énerve sans doute parfois aussi, mais l’histoire entre une mère et une fille est une belle et grande histoire d’amour. Cet amour-là, généralement, finit par triompher.»
Merci à Rose-Marie Charest, psychologue, Véronique Moraldi, thérapeute et Linda Gordon, thérapeute familiale.