Psychologie
Lire sur Internet modifierait notre cerveau
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Lorsque les gens naviguent sur Internet, ils ne lisent pas vraiment, selon l'expert danois en ergonomie informatique Jakob Nielsen. Dans une infolettre sur son site, il explique que les internautes survolent les textes en balayant la page en trois mouvements: deux horizontaux et un vertical, formant un «F». S'ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent rapidement, ils passent à un autre site. Ils utilisent aussi peu la barre de défilement et consacrent 80% de leur temps à ce qui est visible à l'écran, selon les résultats publiés dans le livre Eyetracking Web usability. Des chercheurs allemands ont démontré pour leur part que les internautes ne lisent que 20% des mots affichés sur une page.
Ces changements ont une influence sur le cerveau. Des neuroscientifiques de l'Université de Californie ont découvert que la stimulation cérébrale est plus forte lors de la lecture sur Internet que lors de celle sur papier. Si les mêmes zones du cortex sont sollicitées dans les deux cas pour décoder l'écriture, la lecture de pages Web active aussi les zones impliquées dans la prise de décision et les raisonnements complexes. Un résultat de «l'effet clic» causé par les nombreux hyperliens, vidéos et barres de défilement.
Plus d'information, moins de rétention
Dans son ouvrage Les étonnants pouvoirs de la transformation du cerveau, le psychiatre Norman Doidge, professeur à l'Université de Toronto, explique que la lecture fragmentée et la navigation d'une page à l'autre entraînent une reconfiguration des connexions neuronales. Les internautes deviennent plus habiles à repérer l'information, mais auraient plus de difficulté à se concentrer sur des articles de fond. La performance de lecture dans un environnement multimédia baisserait de 25%.
Thierry Baccino, professeur de psychologie cognitive des technologies numériques à l'Université de Paris 8, en France, affirme que la lecture sur le Web affecte le niveau d'attention. «Si le Web est riche en information, la compréhension de cette dernière, en revanche, est plus ardue. La lecture profonde sur papier demande un certain effort pour bien comprendre le contenu, ce qui est bénéfique pour l'assimiler. La lecture superficielle sur le Web, où tout est dynamique et mobile, fait en sorte que la focalisation de l'attention n'est que de très courte durée. Pas plus d'une minute en moyenne, ce qui est préjudiciable à la compréhension d'un texte.»
Lecture moins rapide à l'écran
Ses expérimentations lui ont aussi permis aussi de constater que la lecture à l'écran est moins rapide que celle sur papier. Il y voit deux raisons principales: un niveau d'attention inférieur des lecteurs sur support électronique et la luminosité des écrans d'ordinateur. Sur ce point, il semble que les nouvelles tablettes soient plus intéressantes que le PC. Jakob Nielsen a soumis à des volontaires des textes d'Ernest Hemingway sur différents supports: un sur iPad, un sur Kindle, un sur un écran d'ordinateur et un sur papier. Il a constaté que la vitesse de lecture était plus lente de 25% sur l'écran d'ordinateur, mais de seulement 10% sur les tablettes.
Un autre gros problème de la lecture à l'écran est la détérioration de la «mémoire spatiale du texte», selon Thierry Baccino. Dans un document sur papier, il arrive qu'on se souvienne de l'endroit où on avait trouvé une information - au milieu ou en bas de la page d'un livre, par exemple. Comme les textes numériques peuvent défiler de haut en bas et de gauche à droite, la vision de la position spatiale des mots est perturbée.
Et les enfants du Web?
Les cerveaux de la nouvelle génération, née avec une souris dans la main, évolueront-ils autrement de ceux des précédentes, et peut-il en résulter des effets négatifs? «Il est trop tôt pour se prononcer, et on ne possède pas encore de résultats d'études sur le sujet, dit Thierry Baccino. De nouvelles structures sont probablement en train de se mettre en place chez cette génération d'enfants branchés. Il est évident que l'apprentissage avec les nouveaux supports technologiques fait en sorte qu'ils acquièrent d'autres habiletés pour chercher l'information, mais l'apprentissage n'est pas aussi efficace qu'avec la lecture normale.»
Directeur scientifique du Laboratoire des usages en technologies d'information numériques (Lutin) à Paris, M. Baccino a notamment étudié, avec son groupe de recherche, les effets de la lecture sur support Web sur la pédagogie. Il s'est avéré qu'elle occasionnerait davantage de difficulté à lire chez l'enfant.
«Premièrement, l'instabilité des caractères à l'écran et la luminosité causent une fatigue visuelle plus importante que la lecture d'un livre en entier. Il n'y a pas de réponse absolue sur la durée à partir de laquelle on va ressentir une fatigue. Certains ne ressentiront aucun problème mais d'autres, assez nombreux, vont ressentir une fatigue oculaire, des migraines et même sur les cas les plus critiques des épilepsies au bout de quelques années à raison de 7 à 8 heures par jour passées devant un écran rétro-éclairé. Ensuite, le format de la présentation des textes gêne la lecture. En raison des hypertextes et hypermédias, il y a une abondance de données, mais cela perturbe la focalisation de l'attention. Quand il y a beaucoup d'information et qu'elle est redondante, les enfants retiennent moins que lorsqu'ils ne lisent qu'un seul texte à la fois.»
M. Baccino n'est cependant pas inquiet des conséquences de la prédominance croissante de la lecture sur Internet et de ses possibles effets. «L'homme est adaptable. Lorsque Gutenberg a inventé l'imprimerie, cela a donné lieu à des textes beaucoup moins beaux que ceux transcrits à la main par les scribes. Pourtant, il a adopté les caractères imprimés. Il y aura certes des phases d'adaptation avec l'utilisation des nouveaux supports technologiques.»
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En savoir plus:
Eyetracking Web usability, par Jakob Nielsen et Kara Pernice, New Riders Press, 2009, 437 pages.
Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau, par Norman Doidge, Pocket, 2010, 323 pages.
La lecture électronique, par Thierry Baccino, Presses universitaires de Grenoble, 2004, 253 pages.
Blogue de Nicholas Carr, auteur spécialisé dans les technologies informatiques
Site Web du Lutin Userlab, cité des sciences et de l'industrie