Psychologie
Le ministre Bolduc et les livres, le #icebucketchallenge et moi
Le ministre Bolduc et les livres, le #icebucketchallenge et moi
Depuis deux semaines environ, mon fil Facebook s'est transformé en longue séquence de vidéos de personnes en train de se lancer des seaux d'eau glacée sur la tête.
Incroyable coup de marketing, le défi aurait été lancé il y a quelques mois par un homme américain de 29 ans, lui-même atteint de SLA. Début août, ses parents et 200 résidents de Boston se sont filmés en se lançant des seaux d'eau sur la tête. Et là, est né un mouvement inimaginable de sensibilisation et de levée de fonds pour soutenir la recherche sur la SLA. Ma collègue Élise vous en parlait la semaine dernière et vous avez été nombreux à être interpellés par son superbe message (merci Élise!).
On ne peut pas être contre la vertu. N'importe quel outil de promotion, de sensibilisation et de levée de fonds pour une bonne cause ne peut qu'être une bonne chose. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de ressentir un certain malaise en voyant quantité de comédiens, de sportifs, de personnes ordinaires, même des enfants, se lancer des bacs d'eau glacée sur la tête. Dans certaines vidéos, la victime consentante nous en disait un bout sur la sclérose latérale amyotrophique (points bonus pour le dire au long plutôt que juste dire SLA ou même ne pas la nommer pantoute!), avant de nommer d'autres personnes pour continuer la chaîne.
En principe, le geste s'accompagnerait d'un don et d'une invitation à faire des dons. Certains témoignages étaient très émouvants, surtout ceux qui étaient fait en hommage à une personne décédée de SLA de son entourage (tout le monde atteint de cette maladie en décède; il n'y a pas de traitement ni de cure, juste une longue descente en enfer, d'où son inimaginable cruauté). Et je ne doute pas du tout que chaque personne qui s'est filmé en train de relever le défi l'a fait avec les intentions les plus nobles de réellement espérer changer les choses.
Hier, je suis tombée sur cet article du magazine torontois Maclean's. Avec son titre un peu poussé (ils doivent tous l'être désormais, si on veut espérer être lus...), Pourquoi le #icebucketchallenge n'est pas bon pour vous, on pourrait anticiper le pire. Mais je me suis trouvée à approuver en grande partie de son contenu.
Essentiellement, l'auteur applique un vieux principe d'économie à la levée de fonds pour une cause: avant de donner notre argent durement gagné à une cause, faut savoir à quoi il servira et savoir combien grand est son potentiel d'aider. Bref, il propose de mesurer la somme investie dans une cause (dans ce cas-ci, une maladie) et le nombre de personnes qui en sont touchées. Un exercice de coût-bénéfice. En date du 24 août, la Société SLA américaine aurait amassé 70,2 millions de dollars grâce au #icebucketchallenge.
La SLA tuerait chaque année 600 Canadiens, et environ 6 600 Américains. Les maladies cardiovasculaires auraient tués presque 600 000 américains l'an dernier (donc cent fois plus!), mais l'événement Sautons en cœur qui vise à financer les recherches sur les maladies cardiovasculaires aurait permis de récolter "que" 54,1 millions de dollars (tous les chiffres sont pour les États-Unis).
Ce graphique en dit long et frappe l'imaginaire. (J'ajoute, surtout pour mon ami Jean-Pierre, qui m'en fait la remarque: bien sûr, ce sont des maths pipées, et on peut toujours faire dire aux chiffres ce qu'on veut qu'ils disent. Il n'y a pas seulement Sautons en coeur comme événement de levée de fonds pour les maladies cardiovasculaires… comme le Ice Bucket Challenge n'est pas l'unique événement de levée de fonds pour la SLA. La comparaison est imparfaite. Je te l'accorde, JP, mais utilisons un schéma imparfait seulement comme point de départ, d'accord?)
Bref, conclut le journaliste, c'est noble de vouloir donner à toutes les maladies, de vouloir sauver tout le monde, mais c'est con et impossible. Nos ressources sont limitées et il faut tout le temps choisir qui aura quelle part du gâteau. C'est le cas pour les maladies, toutes nobles et toutes cruelles, mais aussi pour tous les choix que doit faire la société.
Ça m'a fait réfléchir aux propos du ministre Bolduc plus tôt cette semaine (Geneviève nous en parle ici). Il faut faire des choix en éducation, comme partout, et lui, il ne trouve pas ça si grave si les commissions scolaires font le choix de limiter l'achat des livres pour un an ou deux, le temps de rééquilibrer leurs budgets. Tout le monde a bondi, bien sûr, même le premier ministre Couillard. Ça ne se fait pas, ça! Faut des livres pour les enfants!
Pour moi, le questionnement de mon collègue journaliste de Maclean's et les propos de monsieur Bolduc, c'est du pareil au même. Comment faire les durs choix qui s'imposent quand les besoins sont grands mais que les moyens manquent? Où couper? Nombreux sont ceux qui répondent: ben voyons, c'est évident! Des livres, c'est incontournable! De la même façon qu'on répondrait: on ne peut pas couper dans les hôpitaux! Les routes ont gravement besoin qu'on s'occupe d'elles! Les écoles tombent en morceaux! Il faut des CHSLD pour nos aînés! Et les soins palliatifs? Et les nouveaux médicaments si prometteurs en oncologie qui coûtent 10 000$ la dose? Et l'intervention précoce dans les CPE des quartiers défavorisés? Et tous les enfants qui meurent de malnutrition en Afrique? Et la création d'emploi? Et l'environnement? Vous voyez où je veux en venir? Quel besoin -- aussi noble, aussi urgent, aussi cruel soit-il -- doit primer? Peut-on vraiment appliquer des théories de macro-économie à des humains? Et pourtant, on le fait tous les jours! Je n'ai pas la réponse. Gageons que vous non plus.