Psychologie

Boulimie : quand la nourriture prend le contrôle

Boulimie : quand la nourriture prend le contrôle

Auteur : Coup de Pouce

Dimanche soir. Suzanne, 40 ans, a mal au coeur. Tout ce qu'elle a acheté vendredi soir (dans trois ou quatre épiceries différentes pour ne pas éveiller les soupçons) y a passé: crème glacée, tartes au sucre, chocolats, biscuits, brioches. Maintenant, c'est la panique: il faut effacer toute trace de cette orgie de bouffe. Toutes ces calories ne doivent pas se transformer en kilos. Suzanne, qui déteste vomir, a une autre façon de se rattraper: tous les lundis, elle reprend sa diète ultra restrictive et ses entraînements quasi militaires, de sorte qu'elle parvient à maintenir ses 52 kg. De l'extérieur, rien n'y paraît. Qui pourrait dire que cette petite femme attachante, une professionnelle projetant l'image de la réussite, vit enfermée dans l'enfer de la boulimie?

La boulimie : un cercle vicieux
On estime que 1,1 à 4,2 % des Canadiennes souffrent de boulimie. En effet, ce sont majoritairement les femmes qui développent ce trouble alimentaire même si de plus en plus d'hommes en souffrent, pris eux aussi dans le culte de l'image. De plus, ce trouble qu'on tend à lier à l'adolescence toucherait davantage les adultes. «La boulimie s'installe peu à peu, au fil des restrictions, explique le Dr Howard Steiger, chef du Programme des troubles de l'alimentation à l'Institut Douglas. L'âge où l'on compte le plus de personnes boulimiques, c'est 28 ans, mais la boulimie peut se déclarer à tout âge et perdurer jusqu'à 50, 60, voire 70 ans, de façon cyclique ou permanente.» Pour établir un diagnostic, il faut une récurrence de crises au moins deux fois par semaine pendant trois mois. «Les boulimiques sont des personnes très anxieuses par rapport à la prise de poids. Elles ont souvent des pensées du genre "J'ai beaucoup mangé hier, je dois me restreindre aujourd'hui". Ou encore: "J'ai pris du poids, je dois le perdre tout de suite." Beaucoup de règles contrôlent leur alimentation. D'ailleurs, un des principaux éléments déclencheurs de la boulimie, c'est souvent un régime excessif ou prolongé», explique le Dr Steiger.

Sous le coup d'une émotion forte - une déception, un sentiment de rejet, etc., mais même une bonne nouvelle -, les boulimiques avalent en un temps record une grande quantité d'aliments. «On ne parle pas ici de grignoter. Il s'agit d'une perte de contrôle totale qui peut conduire à avaler une lasagne ou un gâteau au complet», précise Valérie Beauséjour, coordonnatrice de l'Association québécoise d'aide aux personnes souffrant d'anorexie nerveuse et de boulimie (ANEB). Pour corriger cet écart et ne pas engraisser, les boulimiques ont recours à des comportements compensatoires, purgatifs ou non. Certaines font des jeûnes, des diètes sévères ou de l'exercice intensif pour brûler ces calories. D'autres se font vomir ou utilisent des laxatifs. «J'ai même vu des gens donner du sang comme façon de se débarrasser des calories», raconte le Dr Steiger.

Une souffrance secrète
Contrairement à l'anorexie, la boulimie ne s'accompagne pas nécessairement de fluctuations de poids apparentes ou d'un refus systématique de manger en public. «Les boulimiques peuvent afficher un poids normal tout en mangeant et en se purgeant beaucoup. Socialement, elles ne refusent pas non plus de manger lors d'occasions spéciales», commente la nutritionniste Marie-France Lalancette. Par conséquent, la boulimie passe souvent inaperçue, échappant même à la vigilance des proches. Il faut dire aussi que les boulimiques développent tout un arsenal de stratégies pour masquer leur comportement. Ainsi, pour faire disparaître les odeurs de vomissements, elles frotteront frénétiquement les toilettes, changeront souvent de vêtements et feront un usage fréquent de la brosse à dents, du rince-bouche et de gomme à mâcher. Elles feront souvent leurs courses furtivement, pour ne pas éveiller les soupçons, et elles garderont sur elles des laxatifs qu'elles prendront aux toilettes, où elles filent souvent, prétendument pour se laver les mains.

Alexandra, 33 ans, en sait quelque chose. Sa silhouette filiforme ne trahit pas que, jusqu'à récemment, elle pouvait engouffrer deux litres de crème glacée à la fin d'une journée de travail trop stressante ou courir au dépanneur à 1 h du matin pour calmer non pas une, mais «dix dents sucrées». «Les gens pensent que je suis mince parce que je mange bien. S'ils savaient! J'ai toujours caché mes comportements alimentaires. Même au pire de ma crise, j'étais très secrète. Comme je travaillais beaucoup, cela me permettait d'éviter de créer des relations trop engageantes ou de me placer dans des situations compromettantes.» Pour éviter d'éveiller les soupçons, elle préférait garder les gens à distance, compromettant sérieusement sa capacité de former des amitiés et des relations amoureuses.Des causes complexes
«Généralement, la boulimie sert à gérer des émotions ou des conflits et découle habituellement d'une faible estime de soi et d'une image corporelle négative. Ces facteurs sont souvent amplifiés par une situation familiale difficile ou un discours parental très axé sur la minceur», explique Valérie Beauséjour.

Les dernières recherches indiquent que certaines personnes auraient une susceptibilité aux troubles alimentaires inscrite dans leurs gènes. La boulimie s'associe d'ailleurs à tout un spectre de problèmes héréditaires tels la dépression, les troubles anxieux et l'alcoolisme. Tous sont contrôlés par les mêmes mécanismes cérébraux, qui gèrent également la satiété. «On est plus vulnérable à un trouble alimentaire en présence d'un autre élément déclencheur. Un régime, par exemple, n'a pas son pareil pour dérégler les taux de sérotonine. Cela dit, n'importe qui peut développer un trouble boulimique en se restreignant trop sur le plan alimentaire, avec ou sans prédisposition génétique», précise le Dr Steiger.

Pas étonnant que, dans les sociétés qui ont fait de la minceur un idéal, le nombre de cas de boulimie soit en progression. «C'est ce désir d'être mince à tout prix qui déclenche la perte de contrôle sur l'appétit. La boulimie est le contrecoup de cette culture qui valorise tant la minceur. Or, ce n'est pas facile de résister à ces pressions», observe le Dr Steiger.

Les conséquences de la boulimie pour la santé
«J'avais tellement mangé de desserts que mon taux de cholestérol était très élevé. J'ai consulté une nutritionniste, croyant que mon problème n'était que physique, et là, jai réalisé que je n'avais pas pris un vrai repas depuis des années. Je ne savais plus manger normalement. Je ne me sentais pas bien, je m'absentais du travail, j'avais de plus en plus d'idées noires, je ne vivais plus», explique Suzanne.

Chose certaine, entre les gavages, les régimes et les purges, la santé tant psychologique - sautes d'humeur, anxiété, contrôle des pulsions, concentration et sommeil - que physique en prend pour son rhume. Le système digestif se dérègle sous l'effet du jeûne, des grandes quantités de nourriture absorbées, des laxatifs et des vomissements à répétition. L'usage fréquent de laxatifs accélère le processus digestif et peut causer des ulcères, rendre l'intestin paresseux et entraîner de la constipation et des ballonnements. À l'extrême, outremanger peut provoquer la rupture de l'estomac. À cause de l'acidité du contenu de l'estomac, les vomissements récurrents peuvent perforer la paroi de l'oesophage, abîmer les gencives, carier les dents et causer des douleurs musculaires persistantes, des évanouissements fréquents et la perte de cheveux. À la longue, les vomissements affectent les os, entraînant de l'ostéoporose, et le coeur, provoquant des difficultés cardiaques.

«Généralement, la plupart des séquelles guérissent très bien une fois que les gens surmontent leur problème. Les impacts les plus lourds sont sans doute psychologiques», souligne le Dr Steiger. La honte et la culpabilité sont le lot quotidien des personnes boulimiques. Peu à peu, elles coupent les liens, s'isolent de plus en plus, cachant leur souffrance, s'enfonçant de plus en plus dans un malheur qui touche leur estime de soi, déjà fort abîmée.

«Mes journées, raconte Alexandra, étaient conditionnées par la bouffe et les purges. En me pesant le matin, je déterminais si j'allais manger et quoi, à quelle heure j'allais pouvoir m'empiffrer et avoir assez de temps pour prendre un laxatif. Une journée sur deux, je ne me sentais pas bien. À la longue, ces comportements ont fini par m'isoler. J'ai peu d'amis. Plusieurs ont fini par m'oublier parce que je n'étais jamais disponible, surtout pour aller au resto! Aujourd'hui, grâce au soutien que j'ai reçu, je me risque un peu plus. Je vais boire un café, par exemple. Mais je ne sais pas encore comment cela se passe dans la tête de mes amies, qui n'ont pas de trouble alimentaire, quand elles vont au resto. Je n'en ai aucune idée.»

«Je n'étais plus capable d'arrêter, se souvient pour sa part Suzanne. Je pleurais après m'être gavée, mais l'obsession était plus forte que moi. Je voulais boucher le vide qui m'habitait, geler mon manque d'amour avec le sucre. Je me sentais incapable de vivre de l'intimité avec un homme. J'avais tellement honte. Ma vie n'avait plus de sens.»Réapprendre à manger
«On peut vivre sans drogue ou sans boire de l'alcool, mais pas sans manger. Quand ta drogue, c'est la bouffe, c'est plus difficile de faire le ménage entre les besoins et les obsessions», note Suzanne.
Comme pour toute dépendance, le chemin vers la guérison est long et jalonné d'écueils. Et il faut plus que de la simple volonté pour y arriver. «Même si elles admettent qu'elles ont un problème, même si elles mettent en place des solutions pour arrêter, ces personnes ne cesseront que lorsque les désavantages auront pris le dessus sur les avantages, quand elles auront perdu le contrôle de leur contrôle, comme plusieurs le disent», rapporte Valérie Beauséjour. Pour se sortir de cette dédale, on doit travailler sur plusieurs fronts: en milieu hospitalier, en nutrition, en thérapie individuelle pour gérer ses émotions et en groupes pour briser l'isolement, ajoute la coordonnatrice de l'ANEB. Chaque approche est importante et complète les autres.

«Le plus dur, c'est que cela ne va pas aussi vite que je le voudrais. Il faut du temps pour arriver à changer sa façon de penser. J'ai fait plusieurs thérapies, de l'hospitalisation aux groupes de soutien. Les personnes qui ont un trouble alimentaire ont tendance à voir les choses en blanc et noir, sans nuances. Quand on vit une rechute, c'est comme si on avait échoué. Il faut viser de petits changements pour réussir et continuer», remarque Alexandra.

De l'aide, svp!
«Je n'oublierai jamais le jour où mon frère, qui me suppliait depuis des années d'aller chercher de l'aide, a laissé chez moi des fleurs, un livre sur les troubles alimentaires et une carte avec le numéro du Douglas sur laquelle il avait écrit: "S'il te plaît, appelle!" Je l'ai fait sur-le-champ», se rappelle Alexandra.

Le comportement d'un proche nous inquiète? Toutes les personnes consultées s'accordent pour dire qu'il faut aborder la question. «Mais la manière de le faire est très importante, rappelle Valérie Beauséjour. On doit faire part de nos préoccupations sans juger. On parle à travers soi: "Je m'inquiète, je t'ai vu perdre connaissance." Ou: "Je suis triste, car on se voit moins souvent qu'avant." Il faut aussi être prête à voir la personne toucher le fond avant d'aller chercher de l'aide et rechuter de temps à autre».

«Il ne faut pas oublier que la personne qui souffre d'un trouble alimentaire vit beaucoup de honte. Notre rôle, comme conjoint, parent ou amie, c'est plutôt de susciter chez elle la réflexion qu'elle a peut-être besoin d'aide et qu'on est là si elle a besoin d'en parler», conclut le Dr Steiger.

Boulimie : les signes à surveiller
Il pourrait s'agir de boulimie si on remarque les comportements suivants:
  • très grande préoccupation pour le poids;
  • insatisfaction constante par rapport à son corps;
  • volonté perpétuelle d'être au régime;
  • perte de poids impérative liée à des grands événements de vie: entrer dans sa robe de mariée, reprendre son poids d'avant bébé, encaisser une séparation, etc.
  • sautes d'humeur fréquentes: passe de l'euphorie à l'irritabilité extrême;
  • excuses pour aller souvent aux toilettes;
  • isolement.
  • L'histoire d'Édith
    «À 15 ans, seule fille dans un groupe de dessin technique, je subissais beaucoup de harcèlement. C'est alors que j'ai commencé à manger pour me rassurer. Je mangeais aussi lorsque j'étais déçue de moi. Puis, j'ai découvert que, si je me faisais vomir, mes gavages ne me feraient pas engraisser. À l'université, j'étais extrêmement anxieuse pour mes résultats scolaires et je venais de réaliser que mon mari avait un sérieux problème de boisson. À cette époque, mes vendredis soirs étaient synonymes de deux méga-tablettes de chocolat que je régurgitais peu après. C'était une récompense et une punition en même temps.

    «C'est très souffrant. On est obsédée par la nourriture, par notre prochain repas. On a peur de trop manger, d'être prise dans une situation où on ne sera pas en contrôle de nos aliments. On a toujours peur que quelqu'un se rende compte de ce qu'on fait, remarque qu'on sent le vomi ou entende quelque chose. J'avais monté un gros manège pour gérer mes émotions. Au point où il m'était difficile d'être présente à mon mari et mon fils. C'est l'un des pires effets.

    Mon mari est mort quand j'avais 36 ans et j'ai parfois l'impression de ne pas l'avoir connu. C'est comme si j'avais vécu à côté de ma vie. La nourriture et les vomissements prenaient toute la place et beaucoup de mon temps et de mon énergie. Du temps et de l'énergie qui auraient pu être utilisés à vivre un renouveau. À 35 ans, je suis allée chercher de l'aide. Et puis, dix ans plus tard, à la suite d'événements troublants, j'ai rechuté pour un autre dix ans. Aujourd'hui, je m'en sors grâce aux groupes de soutien de l'ANEB.»

    Pour en savoir plus
  • Association québécoise d'aide aux personnes souffrant d'anorexie nerveuse et de boulimie (ANEB-Québec), ou tél.: 1-800-630-0907. Seul organisme au Québec abordant cette problématique, l'ANEB organise des groupes de soutien pour les personnes souffrant d'un trouble alimentaire. Des groupes sont aussi destinés à la famille et l'entourage. Elle opère aussi une ligne d'écoute et de référence (du lundi au vendredi, de 9 h à 21 h) et un forum sur son site Internet.
  • Institut Douglas, ou tél.: 514-761-6131, poste 2895. Services cliniques spécialisés, internes et externes, bilingues, aux adultes de 18 à 64 ans. Son programme des troubles de l'alimentation est reconnu dans le monde pour sa qualité et son approche multidisciplinaire.
  • Adieu régime, bonjour la vie! Pour en finir avec le culte de la minceur, par Marie-France Lalancette, Les Éditions de l'Homme, 2007, 223 p., 24,95 $.
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