Couple
La charge mentale: un fardeau féminin?
Photographe : Pixabay
A-t-on le sentiment, en quittant la maison le matin, que notre cerveau continue de travailler pour le bien de notre couple ou de notre famille, à organiser, à ne rien oublier, à anticiper et à parer à toute éventualité? On pèse sur pause deux minutes.
Au printemps dernier, une bande dessinée intitulée Fallait demander! est apparue sur Facebook et a provoqué de vives réactions. À en juger par les commentaires qu’elle a suscités, son auteure, Emma, bédéiste à ses heures (Un autre regard: Trucs en vrac pour voir les choses autrement, Éditions Florent Massot, 2017, 110 p., 29,95 $), venait de toucher une corde sensible en dénonçant, avec un humour grinçant, ce dont souffrent un bon nombre de femmes au quotidien au sein de leur couple: supporter l’intégralité de la charge mentale.
Cette fameuse charge mentale, c’est la tâche — INVISIBLE — d’organiser tout ce qui se situe dans la sphère domestique: tâches ménagères, rendez-vous, achats, soins aux enfants, etc. Et c’est aux femmes qu’incombe le plus souvent cette responsabilité. Bien sûr, les hommes d’aujourd’hui participent plus que leurs pères aux tâches ménagères, mais tout l’aspect de l’organisation et de la coordination repose essentiellement sur les épaules de leur conjointe. Autrement dit, si les hommes en font plus, ils ne prévoient toujours pas. Dans sa bande dessinée, Emma pointe chez eux un manque d’initiative et une carence en système D domestique.
Organisatrices, de génération en génération
Ce concept de «charge mentale», Emma ne l’a pas inventé. Il est né dans les années 1980, étant alors associé aux effets du stress au travail sur le mental des employés. Le terme a depuis été utilisé à plusieurs reprises. Au fil des ans, ici et là, une voix féminine s’est élevée pour s’insurger contre le fait de devoir passer tant de temps à... penser. Déjà, en 1996, la sociologue américaine Susan Walzer, dans son livre Thinking About the Baby, rapportait que les femmes étaient bien plus souvent que les hommes à la tête de cet aspect organisationnel de la vie familiale ou amoureuse.
Louise Cossette enseigne au Département de psychologie de l’UQAM et s’intéresse particulièrement aux différences entre les genres. Selon elle, si ce sont souvent les femmes qui endossent le rôle d’organisatrice en chef, ce n’est pas parce que c’est inné. «Les hommes sont aussi capables que les femmes d’anticiper, de planifier, d’organiser. Si elles sont “meilleures” à le faire, c’est tout simplement parce que ça fait des siècles qu’elles le font», souligne-t-elle. Et à tous ceux qui estiment que cette partie du boulot domestique revient aux femmes parce qu’elles sont «tellement meilleures» dans le multitâche, Louise Cossette le confirme: c’est n’importe quoi. Aucune étude sérieuse n’étaie cette thèse.
Catherine, avocate de 42 ans, avoue voir rouge par moments, quand son chum a oublié de réserver la table au resto, qu’il n’a «pas vu» le panier de lessive déborder ou qu’il lui demande, alors qu’elle rentre APRÈS lui: «Qu’est-ce qu’on mange, mon amour?» «Mais pourquoi n’y pense- t-il pas? lance-t-elle. Pourquoi est-ce à moi de planifier tout ça? Ça me frustre beaucoup, sur le coup. Et, oui, il est du genre à dire: “Mais tu ne me l’avais pas demandé!” En plus, on n’a même pas d’enfant!»
Quand les enfants arrivent...
«Avant d’avoir des enfants, ça allait. Il régnait une certaine harmonie dans notre organisation de couple. Mais, quand j’ai eu mon premier enfant, cet équilibre est devenu de plus en plus précaire. J’étais devenue la responsable en chef de notre cellule familiale, comme si ça allait de soi.» - Élisabeth, 40 ans, maman de deux garçons de cinq et deux ans.
«Quand les femmes ne travaillaient pas à l’extérieur, elles étaient investies de toute l’organisation de la maison, et les hommes étaient les pourvoyeurs, rappelle le psychologue André Surprenant. Les hommes aussi vivaient avec une charge mentale, celle de toujours s’assurer que la famille ne manque de rien. Aujourd’hui, la réalité est différente. Les femmes sont aussi nombreuses qu’eux sur le marché du travail. Les hommes doivent maintenant s’investir à parts égales dans la sphère domestique.» Ne pas simplement être des exécutants, mais s’approprier une bonne partie des responsabilités. Et plus encore quand les enfants pointent leur nez.
Plusieurs le font déjà. Sandrine, 38 ans, maman d’un garçon de trois ans, considère Jean-François, son conjoint, comme un coéquipier à part entière. «Dès le départ, il a été non seulement présent, mais prévoyant, dit-elle. C’est souvent lui qui pensait à changer les couches ou à préparer les purées, qui prenait rendez-vous chez le pédiatre.»
Contrairement à Jean-François, certains hommes ont plutôt le sentiment de devoir marcher sur des œufs lorsqu’ils franchissent la porte de la maison. «Ç’a été comme ça avec certaines de mes blondes, dit Sébastien, 41 ans, célibataire. Je n’en faisais pas assez, ou pas assez bien, ou pas dans le temps voulu, etc. Souvent, elles avaient raison. J’essayais alors de m’impliquer un peu plus dans la gestion de la maison, mais j’avoue aussi qu’au moindre reproche, je me décourageais.»
Alléger la charge
Du stress, de la frustration, de l’anxiété... Voilà les conséquences d’un esprit saturé par toutes ces choses à prévoir. Ça peut même gruger assez d’énergie pour nous pousser à négliger le travail, les amis, soi-même, notre couple... «Jean-François et moi, on avait beaucoup discuté du partage des responsabilités avant d’avoir un enfant, dit Sandrine. J’ai tellement souvent vu ma mère fâchée contre mon père parce qu’il ne gérait rien dans la maison, et encore moins les enfants! Je ne voulais pas reproduire ça.» Cela n’empêche pas de petites tensions de surgir de temps à autre, mais le couple essaie d’en parler avant que ça ne devienne trop sérieux.
«Pour certains couples, ce qui marche bien est de définir ce partage, qui consiste à prendre en charge une tâche de A à Z, par écrit, affirme André Surprenant. Pas un contrat à proprement parler, mais une liste des principales choses dont chacun s’occupe. On la laisse bien en vue dans la maison, comme un rappel, une “preuve” de ce qu’on avait convenu si jamais on l’oubliait — ce qui arrive parfois quand on est en colère ou frustré.»
On peut aussi se questionner: «Donne-t-on l’espace nécessaire aux hommes pour qu’ils prennent les choses en mains? avance Louise Cossette. Il y en a qui le font, en vain. D’autres ne le font tout simplement pas, parfois inconsciemment.» Mais si on veut que l’autre nous soulage de nos tâches, il faut accepter que les choses ne soient pas faites comme on les ferait soi-même. Accepter les erreurs, les oublis. Si on ne veut pas du monopole de l’organisation domestique, on doit s’assurer de ne pas croire intimement qu’on est meilleure en la matière. Notre conjoint a oublié la partie de soccer de notre plus grande? On a sûrement fait pire. Il a raté le rendez-vous de notre cadet chez le médecin? Oui, la situation est plus problématique. On aurait sans doute dû le faire soi-même, non? C’est une roue sans fin. «Si on perpétue les habitudes, on ne doit pas s’étonner du résultat», prévient Mme Cossette.
Ce qui peut nous aider: définir d’un côté ce qui pour nous est crucial, de l’autre ce qui l’est moins ou pas, et lâcher prise sur ces derniers points. «Reconnaître ce que l’autre fait est également important, estime André Surprenant. Il ne faut pas tenir ce que l’autre fait pour acquis, comme si ça allait de soi. C’est souvent cette non-reconnaissance qui envenime les choses. Dire merci, valoriser l’implication de l’autre, reconnaître ce qu’il fait, l’apprécier: autant pour l’un que pour l’autre, c’est essentiel.»
7 signes que notre charge mentale est bien trop lourde
1. On ne peut s’empêcher de le texter pour lui rappeler qu’il doit faire telle ou telle chose.
2. Il nous appelle de l’épicerie pour qu’on lui redise ce qu’il doit acheter.
3. Comme on doit partir avant que tout le monde soit levé, on prépare les sacs et les lunchs des enfants la veille.
4. Cela fait six mois qu’on n’est pas sortis en couple... tout simplement parce qu’on ne l’a pas planifié.
5. La petite se plaint d’un mal de dents pour une seconde fois et notre conjoint s’indigne parce qu’ON n’a pas encore pris de rendez-vous chez le dentiste.
6. Lorsque notre conjoint exécute une tâche, on passe derrière et on critique si ce n’est pas fait à notre façon.
7. On doit constamment rappeler à notre tendre moitié: de prendre enfin rendez-vous avec son médecin, d’appeler sa mère pour son anniver- saire, de payer le compte d’électricité, etc.
Un autre point de vue sur la «charge mentale» des femmes
Journaliste depuis une vingtaine d’années, notamment à CNN, Josh Levs travaille depuis presque aussi longtemps à faire changer les mentalités et les politiques des entreprises à l’égard des pères. Il donne d’ailleurs des conférences à ce sujet et est aussi l’auteur de All In: How Our Work-First Culture Fails Dads, Families, and Businesses – And How We Can Fix It Together (Harper One, 2015).
«Je pense qu’il est dommageable de véhiculer l’idée que les femmes, au bout du compte, en font toujours plus, car cela conforte les chefs d’entreprise, qui en sont eux-mêmes persuadés. Résultat? Ils continuent d’encourager des structures qui privilégient les hommes au travail, et les femmes à la maison. Aux États-Unis, les hommes qui revendiquent un congé de paternité ou un horaire flexible sont d’ail- leurs souvent mal perçus.
La première chose à faire, à mon avis, est de se regarder soi-même, honnêtement, et d’essayer de voir si on n’a pas une part de responsabilité dans le maintien des rôles traditionnels, voire sexistes, de l’homme et de la femme dans le couple. Car ni les hommes ni les femmes ne ressortent gagnants de la stigmatisation des sexes. Je pense aussi que les couples doivent avoir de franches discussions à propos de leurs préoccupations respectives et se soutenir entre eux. Communiquer, parler ouvertement et avec respect, et écouter l’autre. Chaque couple doit trouver les accommodements qui arrangent les deux parties, trouver son point d’équilibre. Et ne laisser personne leur dire que leur façon de fonctionner entre eux n’est pas correcte. Si cette façon de faire marche pour les deux, on la garde!»