Sexualité
Porno et couple font-ils bon ménage?
Inoffensive, la porno? Entre le brin de piment pour allumer les amoureux et la dérive qui tue le couple, la pente est douce. Des experts se prononcent.
Filles juteuses en captivité. Nadine n'est pas près d'oublier l'étiquette du DVD porno oublié par son chum dans le lecteur du couple, il y a deux ans. «J'ai attendu un mois avant d'être capable de lui en parler, raconte-t-elle. Le DVD était à lui, pourtant, c'est moi qui avais honte.» C'est lors d'une discussion sur un autre sujet que la jeune femme de 31 ans a dévoilé sa découverte. Et son chum de lui avouer qu'il en avait toujours consommé! «Ça m'a donné un deuxième coup, poursuit-elle. Je me suis sentie trahie. Savoir que mon chum était excité par des femmes attachées, presque violées, et qui font semblant d'aimer ça, ça m'a écoeurée.»
Il y a eu des suites. Le couple est même allé en thérapie. Il disait que les fantasmes étaient sains et personnels. Elle ne pouvait vivre avec le fait que son chum consomme ce genre d'images. Leurs positions étaient devenues irréconciliables. La brisure s'est officialisée au bout d'un an. «J'ai même essayé d'en regarder, raconte Nadine. C'est dire à quel point j'ai fait du chemin! Mais à l'intérieur, je ne me sentais pas confortable. J'ai l'impression que la porno nous est vendue comme une manière d'être épanouie et cool, mais j'étais incapable de m'abandonner à un gars excité par ce que je considère être de la violence et une image réductrice des femmes.»
Sandrine, 36 ans, voit la chose de manière moins tragique. «J'étais au club vidéo lorsqu'on m'a avertie d'un retard. J'ai demandé pour quel film et j'ai perçu un petit malaise. L'employée m'a dit qu'il s'agissait d'un film XXX. (Dieu merci, elle n'a pas claironné le titre à tous vents!) Quand je suis rentrée, j'ai simplement dit à mon chum d'éviter les retards sur les films cochons qu'il louait en cachette! Il a rougi. Fin de l'histoire. Pour moi, l'important, c'est que mon chum et moi vivions une sexualité harmonieuse et partagée. Si la consommation occasionnelle de porno lui faisait perdre son intérêt pour "nous", je réagirais autrement.»
Porno : carnaval ou compulsion?
Simon Louis Lajeunesse est chercheur postdoctoral et professeur associé à l'École de service social de l'Université de Montréal. Il a voulu savoir ce qui se passait dans la tête des consommateurs de pornographie - majoritairement des hommes. Pendant des mois, il a écouté leurs histoires. «Les premières fois, vers 12 ans, ce n'est pas un besoin, mais une curiosité. Les garçons savent que ça existe et ils ont hâte d'en voir. Ça fait partie d'une historicité sociale. À preuve: il est difficile de trouver un mâle occidental adulte qui n'a jamais vu de porno. Dans l'esprit du garçon, ça s'inscrit dans son parcours pour devenir un homme», explique-t-il.
Selon le chercheur, la pornographie devrait occuper une fonction de carnaval. «Dans le carnaval, tout le monde est dans la peau d'un personnage au sein d'un univers artificiel, où les femmes perdent leur vertu et les hommes, leur savoir-vivre. Mais la mascarade dure 10 minutes! Après le carnaval, on revient dans notre vie réelle. Le problème, c'est quand on fait de sa vie un carnaval, quand on tombe dans la compulsion, quand on n'est plus capable d'apprécier la rencontre véritable. Ça devient de l'addiction!»
Là où les avis divergent, c'est sur la capacité de chacun de se prémunir face au risque de dépendance. La sexologue Marie Paul Ross affirme que «croire qu'on peut éviter les empreintes laissées dans le cerveau par la porno, c'est se leurrer». La célèbre religieuse, détentrice d'un doctorat en sexologie clinique, rappelle que la pornographie déshumanise le lien qui unit deux personnes: «Il s'agit de corps offerts à la consommation et qui doivent atteindre d'impossibles standards de performance. C'est la meilleure manière d'enlever tout son sens à l'acte d'aimer.»
«Statuer qu'il faut éliminer la porno pour prévenir les couples de souffrir de problèmes sexuels équivaut à dire qu'il faudrait bannir l'alcool parce qu'il existe des alcooliques, tempère Simon Louis Lajeunesse. Pour un couple consentant, adulte, majeur et vacciné, je ne vois vraiment pas où est le problème! Ce n'est pas la porno qui fait éclater un couple, mais bien son incapacité à résoudre ses conflits.»
Catherine et Jeff consomment de la porno ensemble, mais demeurent assez réservés dans leur choix. «Je sais que mon chum voudrait aller un peu plus loin et en voir plus souvent, avoue Catherine, mais en même temps, il est bien content que je ne sois pas complètement fermée. Il respecte mes limites. L'inverse créerait facilement un conflit. En échange, je respecte son intimité. Peut-être qu'il consomme quelque chose de plus hard en mon absence... Une saine communication n'implique pas de tout savoir. C'est un gars, je suis une fille, on est différents. Il aime des films où Bruce Willis tire à la mitraillette pendant 90 minutes; je trouve ça insignifiant. Mais j'aime mon chum quand même! Au final, je ne pourrai jamais contrôler les images qu'il a en tête lorsqu'il jouit. Mais quelle fille peut jurer que son chum pense toujours à elle et rien qu'à elle dans ce moment crucial?»
Quand la consommation de porno devient un problème
Marie Paul Ross n'est pourtant pas la seule à affirmer que la porno est foncièrement néfaste pour le couple. Une étude menée par des chercheurs de l'Université d'Alabama montre que les couples qui consomment de la porno sont globalement moins satisfaits de leur sexualité que ceux qui n'en consomment pas. Selon l'étude, au lieu d'apporter un peu de piment ou une certaine créativité, comme on pourrait le souhaiter, la pornographie amène plutôt une déception, un jugement de l'autre basé sur la performance.
«Je savais que mon chum consommait de la porno et j'ai toujours fermé les yeux, avoue Marie-Maude, 31 ans. Je me disais que c'était une affaire de "mâle". À un moment donné, il a cessé de venir se coucher en même temps que moi. Je lui faisais clairement comprendre que je voulais faire l'amour, mais il me disait toujours qu'il allait venir me rejoindre. En fait, il restait devant son écran, navigant d'un site porno à un autre. Quand il arrivait au lit, il était en état d'urgence pour jouir... ou pour dormir! C'est comme s'il avait eu une maîtresse. J'étais devenue jalouse de l'ordi et je me sentais diminuée. Je suis allée en thérapie la première. Il consulte aussi maintenant, à ma demande. Je ne sais pas si nous nous en sortirons.»
«L'angoisse de la performance atteint de plus en plus d'hommes et de femmes au sein de leur vie sexuelle, affirme la sexologue. C'est dur de rivaliser avec des gars et des filles qui ont toujours envie de baiser et qui acceptent tous les scénarios! Or, pour vivre une sexualité épanouie, c'est la relation qui prime, pas la prestation!»
Dans le bureau de Gérard Bachand, thérapeute, on raconte que les demandes sexuelles entre partenaires sont de plus en plus diversifiées. «Chez les gens qui consultent, on fait face à une sexualité où de plus en plus de scénarios sont inspirés de la pornographie, et où l'humiliation et la dégradation prennent une grande place. Et si la femme grimace pour montrer qu'elle subit, c'est encore mieux! Qu'on ne vienne pas me faire croire que ce que je décris-là va dans le sens du respect de l'autre!»
Le matériel pornographique qu'on trouve dans les affaires de l'autre peut aussi être assez déstabilisant. Lorraine vient de découvrir, après 25 ans de vie de couple, que l'homme qu'elle aime consulte des sites de zoophilie et se fait passer pour une femme sur des sites de chat lesbiens. «C'est comme s'il avait une vie cachée à l'extérieur de notre vie à deux, qui va assez bien en dehors de ces sessions de chat, raconte-t-elle. J'ai lâché le morceau deux jours après ma découverte. Je lui ai dit qu'il vivait uniquement dans ses fantasmes et que ça n'avait aucun sens pour moi. Mais, honnêtement, j'étais désemparée. La zoophilie et l'identité sexuelle, ce ne sont pas des thèmes ordinaires! Je réalise qu'il a touché à une zone très sensible: le respect. On a déjà consommé ensemble, mais là, ça va trop loin. Je ne peux plus le suivre.»
«Ce qui apparaît excitant pour l'un peut s'avérer dégoûtant pour l'autre, affirme Simon Louis Lajeunesse, mais, même en couple, on n'est jamais le centre de l'univers de l'autre. Après avoir évacué notre colère, il faut chercher à comprendre et bien se préparer, car le gars - c'est plus souvent le cas - peut facilement se sentir attaqué. On entre dans l'univers du fantasme, et c'est extrêmement intime. De plus, la porno, c'est souvent laid.»
Le danger de perdre l'autre
Ce qu'on risque en devenant accro à la pornographie, c'est de ne plus apprécier l'érotisme naturel entre deux personnes. «Après quelques années de consommation, raconte Marc, ancien accro à la porno, les stimulants dont j'avais besoin pour m'exciter étaient de plus en plus violents. Une vie sexuelle réelle et ordinaire - les caresses, les regards, les jeux amoureux - ne me stimulait plus. Ma femme est partie avec un autre. Nous étions mariés depuis 13 ans. J'ai dû faire une longue thérapie pour m'en sortir.»
La pornographie peut ainsi devenir une sorte de drogue, avec une accoutumance, une augmentation des doses de violence et une mise à l'écart du monde réel. Le bonheur sexuel est, dans la réalité, à la portée de chacun. Il faut être vigilant quant au fossé qui peut se creuser entre plaisir et réalité. «Mon chum et moi, on n'a jamais consommé rien de hard, confie Catherine, mais c'est vrai que, quand on tombe sur des choses plus heavy, j'ai l'impression qu'il est encore plus excité.»
C'est le phénomène d'addiction dont parle Marie Paul Ross. «La porno laisse des empreintes dans le cerveau. C'est comme pour la drogue, le sucre, la cigarette: dès qu'on a goûté à ce plaisir, on s'expose à la dépendance. Ce sont des générations entières qui voient leur conception de la sexualité déphasée. Or, la sexualité est au coeur de l'âme humaine.»
En thérapie, Marie Paul Ross observe un fait nouveau. «Des jeunes dans la vingtaine ont perdu leurs repères. Ils veulent former un couple, songent à fonder une famille, mais le drame, c'est qu'ils n'arrivent plus à désirer l'autre sans cette béquille. Ces cinq dernières années, le nombre de jeunes femmes qui consomment de la porno a gonflé, on s'en rend compte dans nos bureaux de consultation. On fait face à une multinationale puissante contre laquelle nos gouvernements ne font rien. Le sucre, le gras trans, le cannabis, le tabac, l'alcool, le jeu... tout est matière à règlement, mais la porno, trop gênante, demeure taboue. Il est là, le vrai drame. Dans la banalisation et le silence.»
Lorsqu'un problème survient dans le couple, Gérard Bachand croit qu'il importe de parler au «je», d'utiliser des phrases comme «Je veux essayer de comprendre ce qui t'excite», en évitant d'utiliser un ton réprobateur. Marie Paul Ross rappelle pour sa part que refuser les contraintes fait partie des privilèges d'une vie sexuelle épanouie. «La sexualité est une des expressions de notre désir. Il faut certes essayer de comprendre ce que l'autre cherche, mais surtout, il faut écouter sa petite voie intérieure et respecter ses propres limites.»
Alain Rioux, docteur en psychologie, partage cette inquiétude pour les couples de l'avenir, mais pose des bémols. «La capacité pour un couple de consommer de la porno et d'en jouir relève de la maturité émotive des conjoints, c'est-à-dire de leur capacité à prendre leurs distances face à ce genre de mises en scène. Cela exige un background émotif solide pour ne pas se mettre en danger. Il y a une différence entre le couple qui connaît déjà une sexualité saine et épanouie et qui consomme de la porno un samedi soir, de manière ouverte et occasionnelle, et le couple qui n'arrive plus à s'en passer pour désirer. La porno a ses pièges et il est dangereux de tomber dans le panneau, notamment celui de la dépendance. Il presse de faire ce qu'on a fait avec le tabac, l'alcool et la malbouffe: éduquer!»
On découvre de la porno dans ses affaires... Qu'est-ce qu'on fait?
- On n'agit pas à chaud. On attend que nos émotions soient moins fortes.
- On choisit un moment où on ne sera pas dérangés pour en parler.
- Avant la discussion, on se questionne sur notre position sur le sujet et sur les sentiments que cela suscite en nous. Cela nous permettra de nommer clairement les émotions que la pornographie suscite en nous.
- On aborde la question, franchement, sans détour. On utilise le «je».Par exemple: «J'ai découvert, je suis surprise, je me sens trompée, j'ai peur.» Bref, on identifie ce qu'on ressent et on le dit clairement.
- On met de côté le ton moralisateur. On ne s'adresse pas à notre ado, mais à notre conjoint.
- On lui demande de nous expliquer ce qu'il cherche là-dedans... et ce qu'il trouve.
- On détermine ensemble quels sont les comportements acceptables pour chacun, et ce que chacun peut faire pour améliorer la situation.
- On mentionne clairement notre degré de tolérance et les éléments qui nous semblent inacceptables.
- Ensuite, on se donne quelques jours pour laisser mûrir la discussion, car, si on a pris le temps d'y penser, lui, a été pris par surprise.
- On revient sur les faits en prenant une entente claire pour l'avenir.
- Sans présumer que c'est le cas, on reste ouverte à l'idée que notre vie intime a peut-être besoin d'être revisitée, soignée ou réanimée. Si c'est le cas, la porno n'est ni un soutien valable ni une solution efficace. Au besoin, on consulte.
La porno en chiffres
L'acte d'aimer en version hard génère de gros sous. En 2006, l'industrie de la pornographie sur Internet seulement aurait rapporté une somme de 97 milliards $US. Selon des données répertoriées par Alain Rioux à partir de sites américains,12 % de tous les sites Web sont pornographiques, ce qui laisse à l'utilisateur le loisir de choisir son site cochon parmi quelque 4,2 millions d'adresses... et de visionner 420 millions de pages où se bousculent des fesses, des seins et des pénis de toutes tailles!
Par ailleurs, les statistiques sur la consommation - masculine comme féminine - sont plutôt rares.«Les hommes échangent de l'information sur les meilleurs sites, note Simon Louis Lajeunesse, pendant que les femmes demeurent motus et bouche cousue. Elles peuvent partager avec leur groupe de copines des détails sur l'anatomie de leur chum, mais pour leur faire admettre que la pornographie les excite, il faut se lever de bonne heure! C'est aussi dans notre éducation.»
Pour en savoir plus
- Sexe et Sentiments, par Sylvain Mimoun et Rica Étienne, Albin Michel, 2009, 432 p., 29,99 $. Deux volumes (version hommes en bleu et version femmes en rose) pour mieux comprendre comment chacun des sexes envisage la sexualité.
- Penser la pornographie, par Ruwen Ogien, PUF, 200 p., 2008, 34,95 $. L'auteur passe en revue les considérations éthiques, sociologiques et philosophiques de la porno. Matière à réflexion!
- La sexualité des femmes n'est pas celle des magazines, par Catherine Blanc, Pocket, 2009, 256 p., 12,95 $.
- Psycho Ressources. Ce site est tenu par l'auteur et docteur en psychologie Alain Rioux, de Québec. Dans la section cybersexe, il a notamment traduit un questionnaire qui mesure nos habitudes de consommation en matière de porno. Éclairant!
- Sexoliques Anonymes, un mouvement d'entraide dont le modèle de rétablissement est basé sur celui des Alcooliques Anonymes. Montréal: 514-254-8181, info@sa-quebec.org; Québec: 418-847-7095, sexoliquesanonymesquebec@hotmail.com; Trois-Rivières: 819-694-9263, sa-mauricie@hotmail.com