Vie de famille
Le regret maternel: perspectives et témoignages
Photographe : Getty Images
Quand l’ambivalence maternelle vire à la souffrance: des voix, pionnières, s’élèvent pour témoigner de leur regret d’être mère.
Si c’était à refaire, elles n’auraient pas d’enfant. Mise en perspective et témoignages.
«J’ai commencé à regretter quand je suis tombée enceinte de mon aîné, il y a 15 ans. J’ai senti tout de suite que ce n’était pas une bonne idée. Quand mon bébé est né, ç’a été la catastrophe. Je me suis retrouvée avec ce petit truc-là qui me semblait étranger et que je n’aimais pas. Ma vie était devenue un enfer. Je ne comprenais pas ce que ce petit être était venu faire dans notre vie. Je me sentais en dissociation totale, et je ne pouvais en parler à personne, car ça ne se disait pas.»
Gaëlle évoque ici un ressenti encore méconnu dans la large gamme des émotions associées à la maternité: le regret d’être mère. On en doit une première définition à la sociologue israélienne Orna Donath, dans son livre Regretting Motherhood (2017), à l’origine d’une vraie déflagration médiatique.
À la question: «Si, compte tenu de vos connaissances et expériences actuelles, vous pouviez revenir en arrière, voudriez-vous un enfant?», les 23 mères rencontrées répondent toutes par la négative. Cette conscience d’avoir commis une erreur irréversible et le bilan globalement négatif que la mère tire de son expérience caractérisent le regret et le distinguent de l’ambivalence.
Regretter le rôle, et non l’enfant?
Astrid Hurault de Ligny a contribué à ouvrir la conversation dans le monde francophone, d’abord sur Instagram, puis dans un récit autobiographique, Le regret maternel (2022). Comme la plupart des participantes à l’étude d’Orna Donath, elle juge fondamental de clarifier l’objet de son regret: «J’aime mon enfant plus que tout au monde. C’est le rôle de mère que je n’aime pas, qui me brise et que je regrette.» Séparer l’enfant du rôle laisse Gaëlle songeuse.
«Ce n’est pas du tout ce que j’ai vécu. Ça me paraît impossible de parler de regret maternel et de penser qu’il épargne ton enfant. Si l’on regrette, c’est parce qu’il y a un enfant qui vient bouleverser notre vie! Ça m’a pris des années pour aimer mon fils. Nourrisson, il refusait de me regarder. Et à trois ans, c’est son père qu’il appelait.» En posant cette distinction comme essentielle, les femmes chercheraient-elles à atténuer la réprobation sociale que leur confession, à rebours des normes et des croyances, provoque?
En contestant un lien postulé comme naturel entre maternité et féminité, elles brisent un tabou dont Orna Donath développe les fondements: «Regretter la transition vers la maternité tend à être considéré comme une expérience maternelle abjecte et un objet d’incrédulité. Même dans la littérature féministe, ça reste inexploré. [...] Le regret s’inscrit dans un cadre socioculturel prescriptif, qui indique à quel moment il est opportun de l’éprouver ou non. On le prédit aux femmes qui annoncent ne pas vouloir être mères, mais on l’interdit à celles qui le sont déjà. L’expérience maternelle est institutionnalisée comme étant forcément gratifiante, la regretter conduit à être considérée comme une mère inapte. Suivent rapidement des suspicions de mauvais traitements envers l’enfant.»
Ces soupçons, Elsa, mère de deux enfants, en souffre: «C’est difficile de partager ces réflexions-là, car il y a la peur du jugement. C’est encore très tabou. Je crains de passer pour une mauvaise mère. Ce regret, on peut le traduire grossièrement par le fait qu’on n’aime pas ses enfants, donc qu’on ne s’en occupe pas, ou mal, alors que ce n’est pas ça du tout. Au contraire, je mets souvent les bouchées doubles, me disant que, quitte à être mère, autant le faire bien. Donc, je me rajoute encore plus de charge. C’est très ambivalent. Je me sens complètement prise, et je ne peux pas abandonner.»
Le rouleau compresseur du quotidien
Cette impression d’être captive de sa maternité est d’autant plus oppressante que la logistique familiale repose encore massivement sur les femmes. Ces mères en souffrance imputent au partage inégalitaire et non anticipé des charges mentales et physiques associées à la famille l’exacerbation de leur sentiment de regret. «J’ai signé un contrat dont je ne connaissais pas les clauses. Si je ne pilote pas, rien ne se fait. Et l’on est dans le court terme, s’exclame Elsa. Quand on désire un enfant, on ne le visualise pas en train de faire des crises ou de s’opposer à ses parents, on veut juste avoir un bébé dans les bras. Mais qu’est-ce que c’est dur, l’éducation! Je ne m’attendais pas à ces difficultés. Il est là, mon regret.»
Pour Gaëlle, «si les hommes s’impliquaient réellement dans la parentalité, ça changerait tout. La différence qui existait déjà avant d’avoir un bébé devient un gouffre, et on se le prend de plein fouet. Dans les couples hétéros, c’est toujours la même chose. Toutes mes amies sont prises dans cette dynamique qui les accable. Comme elles sont en congé, elles se retrouvent à tout faire à la maison. C’est non-stop.»
Elle raconte l’impossibilité de s’affranchir d’un quotidien aliénant: «D’un coup il y a une énorme coupure. Sans y être préparée, brutalement, tu deviens la deuxième personne en importance dans ta vie, et non plus la première. J’ai pensé, comme beaucoup, je crois, à me barrer. Un soir j’avais réussi à aller au cinéma et, au retour, plantée devant la porte de l’appartement, j’ai pensé faire demi-tour. Je ne l’ai pas fait, parce que je me sentais trop responsable.»
© Getty Images
Illusion de liberté
Peut-on amortir ce choc? «Je ne vois pas comment tu peux te préparer à vivre ce cataclysme, lâche Gaëlle. Je suis partie en croisade auprès de mes amies, en vain. Je leur disais: “Ne faites pas d’enfant! Ne gâchez pas votre vie.” Mais personne ne te croit quand tu dis une chose pareille! Chacun pense que ce sera différent dans son cas. Non, ça ne va pas l’être!» Et ce choc est vécu d’autant plus difficilement que peu de mères s’interrogent sur leur désir d’enfant avant de le réaliser. Les conquêtes féministes du 20e siècle, notamment en matière de contraception, pourraient avoir donné aux femmes une illusion de liberté totale, et donc de choix éclairé dans leur maternité, alors que des conditionnements inconscients y sont encore puissamment à l’œuvre.
Les femmes sont prises en tenaille entre un impératif social de réalisation de soi, notamment au travail, et une pression à procréer qui n’a pas régressé pour autant. Elsa témoigne de la force de ce schéma familial: «J’ai toujours voulu trois enfants, car chez nous on était trois. Études, mariage, enfants: une suite logique. Et je ne me suis jamais posé la question de savoir si c’était vraiment ce que je voulais. Maintenant que j’ai bien tenu le rôle, je casse ce schéma hérité, je n’aurai pas de troisième enfant. J’ai une belle-sœur qui a toujours dit qu’elle n’aurait pas d’enfant: position difficile à assumer. Eh bien, en fait, c’était hyper malin. Bien joué.»
Peut-on renier ce schéma avant de le reproduire, afin de prévenir un possible regret? La question est immense, car située à l’intersection de l’individu et des structures sociales, mais la poser peut déjà ouvrir la voie à une maternité plus assumée.
Regretter à jamais?
Le regret s’estompe-t-il à mesure que nos enfants grandissent et, avec eux, notre liberté? Pour la psychologue Véronique Borgel Larchevêque, citée par Astrid Hurault de Ligny, «si l’on accepte de renoncer à sa vie d’avant, alors on peut avancer. Il faut envisager le travail sur le regret comme un processus, on en prend conscience, on le nomme et on l’exprime. On en cherche les raisons. On essaie de le modifier. Le regret est peut-être là tout le temps, mais les sentiments négatifs qui y sont liés peuvent être provisoires et travaillés.»
Chez Gaëlle, un second enfant, une surprise celui-là, lui a permis de vivre une expérience maternelle complètement différente. Et le regret s’est progressivement envolé: «Je l’ai vu comme une deuxième chance, ma revanche. Tout était plus facile. Aujourd’hui, je ne regrette pas du tout d’avoir des enfants. Mais je regrette que ça se soit passé comme ça avec mon aîné. C’est le seul regret qui subsiste.»
Besoin d'aide?
- LigneParents: 1 800 361-5085 ou ligneparents.com
- Première Ressource, aide aux parents: 1 866 329-4223 ou premiereressource.com
- Suicide.ca: 1 866 APPELLE
Recommandé