Loisirs et culture
Cinquante nuances de Grey: pour ou contre?
J’ai enfin lu Cinquante nuances de Grey, le livre le plus vendu au monde en 2012. Pourquoi maintenant? Parce que j’ai enfin trouvé une copie gratuite! J’avoue avoir été réticente jusqu’ici à acheter un bouquin sur une relation de dominance et de soumission. Mais une copie traînait dans l’étagère de Coup de pouce et comme plusieurs femmes que je connais et respecte l’ont apprécié (peut-être certaines d’entre vous), je me suis convaincue de m’y plonger et d’essayer de comprendre son succès.
Avec 65 millions d'exemplaires vendus, la trilogie Cinquante Nuances de Grey est un phénomène culturel. Un directeur d’hôpital à Kitchener en Ontario lui attribue un boom des naissances, et dans les 37 pays où on peut trouver le livre, les boutiques de sexe enregistrent des ventes record: les fans de Grey veulent reproduire ses jeux sexuels pour redonner du piquant à leur vie conjugale. Sur internet, on spécule intensément sur le nom des acteurs à qui seront confiés les rôles du film à venir en 2013. Le personnage principal est Christian Grey, le richissime, puissant et magnifiquement beau jeune homme qui séduit une toute aussi belle, mais complètement innocente et plutôt modeste étudiante nommée Anastasia Steele. Ça vous rappelle une autre histoire? À moi oui: des dizaines d’histoires d’amour romantique, un thème surexploité depuis toujours en littérature, y compris dans tous les livres de style Harlequin.
La différence, c’est que, dans Cinquante Nuances de Grey, les scènes de séduction et d’amour sont décrites dans le moindre détail et que Grey est un «dominant», c’est-à-dire un homme qui a besoin d’avoir à sa disposition une «soumise» qui se prête aux volontés qu'il définit dans un contrat écrit. Autrement dit, toutes les scènes de sexe sont teintées par un: «Oh mon Dieu, que va-t-il lui faire maintenant?» Ça crée un suspense qui peut donner envie de lire, même si j’ai trouvé les dialogues carrément mauvais!
Tout de même, le succès planétaire de Grey était complétement inattendu, y compris pour l’éditeur. En allant sur amazon.com, on peut lire les raisons évoquées par les lectrices: elles disent aimer ce livre parce qu’il y a plus que juste du sexe: il y a des personnages, des situations, une histoire. Cela confirme ce qu’on sait déjà: les femmes, contrairement aux hommes, ont besoin d’un contexte et d’une histoire pour apprécier les descriptions sexuelles. Les hommes semblent apprécier les choses plus crues.
Une autre raison évoquée est celle de la technologie: aux États-Unis, la moitié de ventes de Grey sont en version électronique. Autrement dit, la technologie permet aux femmes de lire de la littérature osée sur des tablettes, sans que les gens autour d’elles, dans le métro ou sur la plage, le sachent. Peut-être que ça explique des choses, mais il doit y avoir plus.
Du point de vue féministe, l’histoire du livre est désolante. Même si elle est racontée du point de vue de la femme, elle reproduit des fantasmes et des stéréotypes typiquement masculins, en particulier ceux du contrôle et de l’initiation. Il faut savoir qu’Anastasia est vierge jusqu’à ce qu’elle rencontre Grey, et donc complétement innocente et vulnérable. Lui, par contre, communique très clairement ses attentes et ses besoins sexuels dans un contrat écrit. Anastasia, elle, s’en tient à ne pas le signer. Après tant d’années de féminisme, pourquoi les femmes de la planète se ruent-elles sur un livre où l’héroïne hésite encore à signer un contrat qui l’oblige à se soumettre inconditionnellement à un homme?
Voilà, à mon avis, le hic: si vous lisez jusqu’à la fin, vous verrez qu’il ne la contrôlera pas, ni sexuellement ni autrement. C’est Anastasia qui finit par contrôler Grey, et ce d’une manière inimaginable dans une relation ordinaire. Bien qu’elle accepte de se prêter à certaines pratiques sexuelles qui peuvent choquer (personnellement certaines scènes m'ont dérangée), elle n’acceptera jamais d’aller jusqu’au bout du sadomasochisme qu’il souhaite lui imposer. À la fin, c’est elle qui décide et c’est lui qui subit.
La morale de l’histoire serait-elle que les lectrices du livre ont le fantasme d’être vénérées par des hommes forts et dominants, ce qui leur procure en retour un sentiment de pouvoir et non de soumission? Si le maître du monde (Christian Grey) est entièrement assujetti aux charmes d’une femme dans l’intimité, celle-ci devient extrêmement puissante: la personne la plus importante dans l’univers d’un homme qui, par ailleurs, a toujours tout ce qu’il veut. Cette femme, Anastasia, devient plus importante que toutes les richesses et tous les pouvoirs sur la terre. Si en plus, elle jouit de ce pouvoir sur un homme qui se définit comme un dominant dans ses relations privées, c’est dire qu’elle est vraiment très très forte. Peut-être que le fantasme que nous propose Cinquante nuances de Grey n’est pas si dégradant pour les femmes en fin de compte, et peut-être que le succès du livre montre que les femmes aiment aussi la littérature osée si les auteurs savent comment la leur présenter!
N’empêche que je reste très perplexe devant ce livre. Je ne souhaiterais à personne des relations aussi tordues que celles qu’entretiennent Christian Grey et Anastasia Steele. À mon avis, ils ne sont vraiment pas un modèle à suivre. Et vous, l’avez-vous lu? Qu’en pensez-vous?