Santé
Alcool: joyeux rituel ou dépendance?
5 à 7 avec les copines, petit bordeaux le samedi soir, apéro en rentrant du boulot... Il semblerait que l'alcool soit bien intégré dans notre quotidien. Habitude sans conséquence ou dépendance insidieuse?
Karine, 31 ans, adore le vin, et aller en acheter est pour elle une véritable fête. «Au moins une fois par semaine, je me choisis une bonne bouteille, que je fais découvrir à mes amis... ou que je garde pour moi! J'aime le plaisir de connaître un nouveau cépage, d'en discuter avec le conseiller, d'y goûter», explique-t-elle en pensant à la prochaine bouteille qu'elle dégustera.
Elle n'est pas la seule. Même si les statistiques confirment qu'au Québec on boit avec modération, il reste que l'aspect plaisir gagne beaucoup de terrain. Pour les gourmandes, allier un bon vin au repas du soir, même la semaine, cela va de soi. Viennent ensuite les soupers de filles, la coupe qu'on sirote dans le bain, quelques 5 à 7 entre collègues, et les occasions de trinquer se multiplient. «On observe que la consommation d'alcool est entrée dans les moeurs chez les femmes. Comme elles sont de plus en plus présentes sur le marché du travail, cela augmente les occasions de boire», confirme Suzanne Laverdière, directrice générale de la Maison Raymonde Chopin-Péladeau, qui accueille les femmes souffrant de problèmes d'abus et de dépendance à l'alcool, aux drogues et aux médicaments. Mais quand on voit notre bac de recyclage rempli de bouteilles vertes aux étiquettes tachées de rouge, éprouve-t-on une petite gêne ou un plaisir avoué?
Alcool: un plaisir à partager
«Lever son verre, c'est souvent l'occasion de souligner un événement heureux, d'être avec des gens le fun et de dire que la vie est belle, explique Karine. Je bois de l'alcool trois ou quatre fois par semaine. Je prends l'apéro ou je fais un bon repas avec des amies. Il y a aussi les soupers d'affaires. Les occasions ne manquent pas.»
Pour plusieurs d'entre nous, trinquer entre copines est un vestige de notre jeunesse. Que celles qui n'ont jamais pris une «brosse» autrefois lèvent la main! Examen réussi ou échoué, chagrin d'amour ou nouvelle flamme, surprise agréable ou déception: il est un âge où toutes les occasions de prendre un verre sont bonnes. Isabelle, 32 ans, en témoigne. «Début vingtaine, dans ma gang d'amis, j'étais fière de bien tenir l'alcool et je consommais presque autant que les gars, raconte-t-elle. J'ai eu une période vodka-jus d'orange qui n'a pas duré, mais qui a fait un peu de ravages. La vodka n'a aucun goût, on ne détecte pas sa présence dans un jus de fruit. C'était plus facile de dépasser les bornes. Je m'en suis rendu compte un peu trop tard à quelques reprises.
«Aujourd'hui, j'ai l'impression que les occasions de fêter sont plus rares pour moi, poursuit-elle. Je travaille, je dois m'occuper de ma petite famille, alors je me couche tôt et j'ai moins d'occasions de sortir et de boire.» Avec les années et les responsabilités, les grosses fêtes où l'alcool coulait à flot ont fait place à une consommation plus modérée, qui tourne bien souvent autour d'une bonne bouteille lors d'un souper entre amis. «On est loin des shooters de ma jeunesse», admet Isabelle.
Alcool: un agréable rituel
Pour certaines, l'alcool s'insère dans le quotidien. Giselle, 47 ans, aime bien prendre un verre de vin blanc en rentrant du travail. «Je ne suis pas vraiment une buveuse de vin à table, mais j'ai mon rituel avant le repas. C'est un peu comme si je mettais une paire de pantoufles. C'est le signal que ma journée au boulot est finie et que commence une soirée de détente», explique-t-elle.
Giselle dépasse rarement la dose d'un verre, deux au maximum. Les fins de semaine, elle boit peut-être un peu plus, histoire d'arroser un bon repas en compagnie de son conjoint, mais sans faire d'abus. Et s'il n'y a plus de vin blanc dans son réfrigérateur, court-elle à la SAQ la plus proche pour s'en procurer une bouteille? Pas du tout! L'été, elle sirotera une bière à la place. S'il n'y en a pas, elle se passera tout simplement d'alcool.
Alcolo, Giselle? Non, mais elle avoue que la vie sans apéro lui paraîtrait morne. «Ça manquerait de fantaisie, dit-elle. Boire un verre, c'est comme une récréation, une façon de relaxer. Si cela ne me pose pas de problème de santé et que cela ne dérange pas mon entourage, pourquoi devrais-je m'en priver? Tant que cela reste festif, où est le problème?»
Alcool: quand ça dérape...
Parfois, le rituel devient une habitude bien ancrée. Lise, 50 ans, le reconnaît volontiers: «Avant, en rentrant du travail, je me servais un verre de vin rouge en faisant la cuisine. Dans le courant de la soirée, je pouvais en siroter deux ou trois, parfois plus. J'ai fini par réaliser que j'avais de moins en moins envie de sortir et de voir du monde: je préférais rentrer chez moi et boire. Je m'endormais devant la télévision vers 21 h, je n'avais plus d'énergie», raconte-t-elle. Lise a mis un terme à cette habitude en janvier. Aujourd'hui, elle se sent plus en forme et a retrouvé sa bonne humeur.
«J'ai remarqué que beaucoup de femmes boivent par ennui, parce qu'elles sont seules, par exemple, dit Suzanne Laverdière. On prend un verre tous les soirs, puis deux, puis trois... et c'est l'escalade. La personne continue pourtant d'affirmer qu'elle n'a pas de problème d'alcool.»
Avec le recul, Lise admet qu'elle avait un problème de consommation. «Je voudrais bien remplacer cette habitude par 30 minutes de jogging quotidien», dit-elle. Car il s'agit d'une habitude qui peut se muer en dépendance. «C'est insidieux, l'alcool est une drogue puissante, dit Suzanne Laverdière. Un modèle de consommation s'installe assez rapidement: je rentre à la maison, je suis fatiguée, j'ouvre une bouteille... Un rituel se met en place et il est très difficile de s'en débarrasser, car il est lié à un sentiment de récompense, de détente.»
Selon Suzanne Laverdière, on est alcoolique quand on ne peut plus être garante de notre comportement une fois qu'on a commencé à boire. «Si on prend un verre et qu'on rebouche la bouteille, tout va bien. Mais si on n'a pas de contrôle, qu'on est incapable d'arrêter, il faut se poser des questions.» Un autre indice: lorsqu'on organise notre vie autour de l'alcool et qu'on refuse d'aller à tel ou tel endroit parce qu'on sait qu'on ne pourra pas boire. À noter qu'il est tout aussi problématique de consommer plusieurs verres par jour qu'une grande quantité occasionnellement. Dans les deux cas, cela peut-être un signe d'alcoolisme.
Louise Nadeau est professeure au Département de psychologie de l'Université de Montréal. Ses travaux de recherche ont pour objet l'alcool et les drogues. Elle s'intéresse notamment à la toxicomanie et à la santé mentale des femmes. «J'ai observé dans mes recherches que les femmes ont tendance à avoir recours à l'alcool pour chasser leurs blues», explique-t-elle. Une mauvaise journée ou un événement difficile à surmonter pourrait nous pousser à choisir l'alcool, qui «amortit» les émotions, les rend plus faciles à gérer. Et c'est en vente libre! «On a remarqué que, chez les femmes qui ont un problème d'alcool, il y avait auparavant des symptômes dépressifs, souvent non diagnostiqués et non traités», ajoute Suzanne Laverdière.
L'alcool, dès les premières gorgées, peut réduire l'angoisse et même rendre euphorique. Cependant, au bout de trois heures, son effet toxique en fait un puissant dépresseur qui aggrave les symptômes existants. «Il faut être vigilante et ne pas répondre à la détresse par l'alcool», prévient Louise Nadeau.
On veut réduire notre consommation d'alcool?
Même si notre consommation d'alcool ne nous dérange pas, on aurait intérêt à y porter tout de même attention. «On devrait sauter une journée par semaine pour briser la routine et éviter qu'une dépendance ne s'installe, conseille Hubert Sacy, directeur général d'Éduc'alcool. On en est incapable? Il faut s'interroger. Cela pourrait indiquer une dépendance.»
Celles qui aimeraient boire moins sans pour autant adopter l'abstinence totale peuvent recourir à différents trucs éprouvés. Par exemple, lors d'un événement social comme un 5 à 7 ou un souper, on calme notre soif avec de l'eau ou une consommation non alcoolisée avant de prendre un verre. On évite aussi les grignotines et les croustilles salées, qui stimulent l'envie de boire. Et, au lieu d'enchaîner deux consommations de suite, on prend un verre d'eau entre les deux. On devrait également viser un maximum de deux consommations par jour et pas plus de neuf par semaine. C'est d'ailleurs une consigne de l'Organisation mondiale de la santé pour minimiser les risques de développer des problèmes de santé reliés à l'alcool.
Lise a troqué son rituel quotidien pour de grands verres d'eau fraîche. «Je me suis offert une belle bouteille que je remplis d'eau et que je conserve au réfrigérateur», explique-t-elle. De son côté, Karine n'éprouve aucun remords par rapport à sa consommation d'alcool, qu'elle qualifie de festive. Cependant, elle s'accorde chaque semaine un petit répit: «Je ne consomme rien du lundi au mercredi. Ce n'est pas nécessairement pour me limiter, mais plutôt pour contrôler les calories et éviter de me retrouver avec une bedaine de bière!»
À lire avant de lever notre verre
- Éduc'alcool, pour calculer notre taux d'alcoolémie.
- Centre de toxicomanie et de santé mentale, outil pour évaluer notre consommation d'alcool.
- Alcochoix +: un programme de prévention destiné aux adultes qui considèrent boire trop (maximum de 35 consommations par semaine) et craignent de perdre le contrôle. Offert dans les CLSC.
Carnet de bord: 2 semaines sans apéro
Julie, 41 ans, est une bonne vivante qui aime bien prendre son verre de vin quotidien. Parfois plus, selon les occasions. Pour nous, elle a accepté de passer deux semaines sans boire d'alcool. Tout un défi!
Semaine 1
D'emblée, je crois que ce sera assez facile! Cette pause «obligatoire» me permettra d'observer mes habitudes de consommation. Je me demande si ce petit plaisir ne serait pas plutôt une dépendance... On verra bien!
Le premier soir «sans», je savoure un excellent steak sans boire de vin... Agréable malgré tout, mais un souper aux chandelles sans vin tombe un peu à plat. Deux semaines d'abstinence, ce sera long! Puis, les jours se suivent et je me sens comme au temps du carême. Je me rends compte à quel point j'apprécie le vin et que sans lui la vie n'est pas la même.
C'est durant mon atelier d'art visuel que je m'aperçois que le vin me manque pas mal. D'habitude, je prends deux verres de rouge au souper, juste avant, pour mieux me laisser aller, mais pas cette fois-ci. J'ai vraiment l'impression de ne pas être tout à fait là.
Fin de la semaine... On célèbre? Pas moi! Un 5 à 7 au jus de canneberge, non merci! Je passe mon tour en me disant que je me rattraperai la semaine prochaine.
Semaine 2
Une autre semaine de sobriété qui commence, mais ce n'est pas tristounet pour autant. Au fur et à mesure que les journées sans alcool défilent, je découvre que je peux être de bonne humeur sans boire d'apéro. Ce constat est très rassurant, car je me sens libre et non dépendante de ma consommation d'alcool. J'ai l'impression que c'est maintenant plus agréable de passer plusieurs jours sans consommer. Étonnamment, je me sens plus en forme. De retour à l'atelier d'art visuel, une tornade d'émotions m'habite et éclate sur la toile. Je constate que je n'ai pas besoin de vin pour avoir de l'inspiration. Une béquille de moins!
Dernier soir: mission accomplie! Demain, je prendrai un bon repas accompagné d'un grand verre de rouge. Je retrouve le vin avec bonheur, tout en sachant que je peux être sobre. Ce n'est pas une vilaine idée de refermer la bouteille de temps à autre, histoire de voir qu'on contrôle toujours bien notre consommation. Santé!
Mes conclusions: Cet exercice m'a rendue un peu plus consciente de mes habitudes de consommation. Au lieu de surfer sur la vague du «buzz» généré par l'alcool, j'ai plongé en moi pour comprendre ce que je cherchais parfois à fuir dans le vin. Je suis quand même heureuse de constater que, même si j'ai un léger penchant pour l'alcool, je sais m'abstenir quand c'est nécessaire.