Psychologie

Sommes-nous devenus impolis?

Sommes-nous devenus impolis?

Auteur : Coup de Pouce

On sort de l'épicerie les bras chargés de mille sacs, et l'inconnu qui nous précède laisse nonchalamment la porte se fermer sur notre nez. Merci quand même! Dans le train, la petite dame assise en face de nous raconte en détail et à voix haute sa soirée de la veille à sa copine. Hé là, on se garde une petite gêne, peut-être? C'est à croire qu'on est devenue invisible!

«Aujourd'hui, on traite les gens comme s'ils n'existaient pas, commente Louise Masson, présidente-fondatrice de Beaux Gestes. Même pour le service à la clientèle des entreprises, le client est devenu un emmerdeur duquel il faut se débarrasser rapidement. On entre dans un ascenseur sans saluer personne... On se fout du monde, simplement.»

Savoir-vivre: plus ça change, plus c'est pareil?

«Ce découragement ne date pas d'hier, répond Dominique Picard, professeure de psychologie sociale à l'Université Paris XIII. Quand on ouvre des ouvrages sur le savoir-vivre du XVIe siècle, on y lit les mêmes critiques, à savoir que la politesse d'aujourd'hui n'est plus celle d'autrefois. Il y a certainement une tendance à juger le présent à travers le filtre du passé.»

Et puis, il est normal que nos standards de bonnes manières ne correspondent pas à ceux de nos grands-parents. «La politesse évolue tout le temps, ajoute Dominique Picard. Au XVIIe siècle, par exemple, on se saluait d'un grand coup de chapeau. De nos jours, les gens n'en portent plus. Plus près de nous, on dit qu'un homme assis doit céder sa place à une femme debout. Seulement, la trépidance de la vie fait qu'à 18 h tous sont crevés de leur journée. Alors...» Cela dit, il est vrai que certains changements sociaux semblent avoir eu pour effet de réduire l'importance qu'on accorde à la politesse.

Le culte de l'individu, par exemple. Plus que jamais, chacun vit de son côté. Le nombre de gens seuls augmente. Même dans les familles, la quantité de repas pris ensemble diminue. Partout, on met l'accent sur les droits de l'individu: moi, moi, moi. Les règles de la vie en société? Connais pas.

De plus en plus de gens se donnent le droit d'exprimer leurs émotions en tout temps. «La politesse et le savoir-vivre constituent un système de règles qui permet de freiner nos pulsions individuelles, dit Jean-Jacques Chalifoux, professeur associé à l'Université Laval. Seulement, depuis quelques générations, l'école enseigne l'expression de soi. On n'est plus dans la voix du maître ou du penseur qui a écrit le livre. On n'enjoint plus à l'élève d'apprendre le catéchisme par coeur, on lui demande plutôt ce qu'il en pense. L'accent est mis sur l'expression des opinions et des émotions. Forcément, les normes doivent s'adapter à tout cela.»

Autre responsable: les nouvelles technologies. «Une des facettes de la politesse est le clivage, la séparation, entre le privé et le public, note Dominique Picard. Or, qu'est-ce qu'on fait dans un avion quand la personne à côté de nous raconte sa vie au cellulaire? On oscille entre plusieurs sentiments, on trouve ça un peu ridicule, on est un peu gênée d'entendre tout cela et on fait comme si on n'était pas là, qu'on n'entendait pas.» Même phénomène avec Internet. Seuls dans le confort privé de leur foyer, les gens vident leur sac sur Facebook ou sur leur blogue sans réaliser que l'anecdote qu'ils racontent impliquant un collègue maladroit sera lue par des milliers d'individus dont, peut-être, le principal intéressé. Ou encore, ils écrivent des commentaires avec un fiel qu'ils n'oseraient jamais utiliser s'ils étaient en présence de la personne concernée. Quant aux courriels et aux textos, ils nous précipitent dans une instantanéité qui omet toute formule de courtoisie.
 

Impolitesse: pas grave! Vraiment?

Devant un «tu» bien senti, certains montent sur leurs grands chevaux, tandis que d'autres banalisent le phénomène. Qui a raison? Surestime-t-on l'importance de la politesse, ou la bienséance a-t-elle, au contraire, sa raison d'être?

Selon Dominique Picard, la politesse répond à un besoin de base de chaque individu: être reconnu, sentir que l'on existe aux yeux de l'autre. «Le sentiment d'exister et d'être ce que nous sommes, c'est quelque chose que nous construisons petit à petit, dans le contact avec les autres», écrit la psychologue dans son livre Pourquoi la politesse?

À ce titre, explique-t-elle, les formules de politesse toutes faites ont ceci d'utile: elles signalent aux autres qu'on les reconnaît, sans y passer toute la journée. «Imaginez qu'il n'y ait pas de code de politesse. Comment faire pour montrer à ma voisine de palier, quand je la croise le matin, que je la reconnais sans y passer une heure, car je suis pressée? Que pourrais-je lui dire sans aborder de sujets personnels? «Bonjour, madame, comment allez-vous? -- Bien, et vous? -- Bien, merci! Allez, au revoir!» Ça a pris 30 secondes et elle s'est sentie respectée. La politesse, c'est ce qui permet de vivre avec les autres de façon harmonieuse. C'est l'huile dans les rouages de la vie en société.» Autre avantage: la politesse et le respect contribuent à stimuler les conduites positives et, notamment, le sentiment d'altruisme. Une expérience menée en France a montré que les individus exposés quelques secondes plus tôt à un comportement courtois sont plus disposés à aider leur semblable et à adopter une attitude sociale. Tout à l'inverse de l'impolitesse. À preuve, selon une étude, le manque de savoir-vivre en milieu de travail pourrait même mener à une diminution de productivité: 28 % des travailleurs victimes d'incivilité perdent en effet du temps à tenter d'éviter le collègue arrogant et un peu plus de la moitié ne peuvent s'empêcher de ruminer l'incident.

Mais que répondre à ceux qui, comme beaucoup de Québécois, se targuent d'être francs et directs, et considèrent la politesse comme une hypocrisie sociale? «La politesse, ce n'est pas un code moral, c'est un code de comportement, nuance Dominique Picard. Il ne s'agit pas de juger les gens. Vous avez le droit de détester votre belle-mère, mais vous n'avez pas le droit de le lui dire. Vous avez le droit d'être de mauvaise humeur le matin en vous levant, vous n'avez pas le droit de la faire subir à vos collègues.» Être poli, c'est donc tenir ses sentiments en laisse afin de préserver un climat agréable pour tous.

À impoli, poli et demi

Il faut bien l'avouer, la tentation est parfois forte de servir sa propre médecine à un goujat qui nous afflige de son incivilité. Il semble cependant qu'il vaille mieux garder notre vindicte pour nos fantasmes. «Il ne faut pas répondre au manque de respect par le manque de respect, insiste Gilles Demers, responsable de la pratique climat de travail chez Dolmen Capital Humain. C'est le genre de réaction qui peut rapidement mal tourner, mais surtout, qui démontre hors de tout doute qu'on ne prêche pas par l'exemple!

Et qu'on aime ou non la personne à qui l'on s'adresse, il y a une façon de faire passer un message. «Si un individu se sent attaqué, il n'y a plus de transfert d'information. Il se ferme et prépare sa défense. À partir de là, on entre dans une escalade», explique Luc Brunet, professeur en psychologie du travail à l'Université de Montréal.

Selon Gilles Demers, rien ne sert de faire la leçon aux gens en leur déclinant le petit guide du savoir-vivre: on en sortirait perdant. «Nous sommes dans une société aux normes fluctuantes et où certains sont plus ou moins impolis et d'autres, plus ou moins tolérants. Ce qui tient lieu de référence ici, c'est ce que moi, j'accepte ou non. Je dois donc exprimer à l'individu fautif ma désapprobation quant au geste qui m'a froissé, me positionner face à ce qui s'est produit.»

Attention: il se peut que notre critique ne suscite aucune réaction ou, pire, qu'on nous envoie au diable. «Rien ne sert de vouloir éduquer le polisson du métro: ça fait 40 ans que sa mère s'y emploie! blague M. Demers. Cependant, même si on se bute à un mur d'indifférence, il y a de fortes chances pour que notre commentaire ait fait sa marque dans son cerveau et qu'il se souvienne durant un certain temps du moment où il a été pris en faute.» Alors, à quoi bon agir dans ce cas? «Pour se sentir mieux, répond Gilles Demers. On restera sur l'impression qu'on s'est affirmé et ça nous empêchera de ruminer la situation toute la soirée parce qu'on n'a rien fait.»

On est effrayée à l'idée que notre monde ne devienne un repaire de barbares? «Même dans les tribus archaïques, les ethnologues ont trouvé des traces de codes de politesse, répond Dominique Picard. Comme elle existe partout, bien que sous des formes différentes, on peut penser qu'il s'agit là d'un besoin important.» Et qu'elle est là pour rester... à condition d'y mettre un peu du sien. Après tout, comme le disait si gentiment Oscar Wilde, «la seule chose que la politesse peut nous faire perdre, c'est un siège dans un autobus bondé».

Sommes-nous aussi polis qu'on le croit?

Toute prompte qu'on est à juger le manque de civisme des autres, on devrait se demander: Retient-on toujours l'ascenseur quand une personne s'approche? Dans la circulation, laisse-t-on passer la voiture qui tente d'intégrer notre voie? N'a-t-on jamais coupé la parole à un collègue, question de pousser notre point de vue avec un peu plus d'autorité? En 2006, le magazine Reader's Digest a publié un palmarès des villes les plus polies au monde. Montréal s'y classait au 21e rang, loin derrière New York et Toronto. Alors, la prochaine fois qu'on croise notre voisin, on lui dit bonjour, d'accord?

Pour en savoir plus

  • Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, par Frédéric Rouvillois, Flammarion, 2006, 552 p., 46,95 $.
  • Le Guide des bonnes manières, par Sylvie-Anne Châtelet, Les Éditions de l'Homme, 2008, 168 p., 19,95 $.
  • Pourquoi la politesse? Le savoir-vivre contre l'incivilité, par Dominique Picard, Seuil, 2007, 234 p., 32,95 $.
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