Psychologie
Proches aidants, proches du gouffre
Steve Adams Photographe : Steve Adams
Martin, 45 ans, se levait aux aurores après une nuit ponctuée de plusieurs allers-retours dans la chambre de sa mère de 87 ans «pour s'assurer qu'elle était correcte». Avec tendresse, il la lavait, lui brossait les cheveux, la changeait, lui donnait ses suppléments alimentaires, lui faisait prendre ses médicaments, lui coupait les ongles et lui faisait même sa teinture. Puis, il s'occupait du renouvellement des médicaments, payait les comptes, faisait le ménage, le lavage, passait à la pharmacie, à l'épicerie... Il passait aussi beaucoup de temps auprès d'elle, dans sa chambre, surtout depuis qu'elle s'était cassé la hanche, en mai 2014, ce qui l'obligeait à rester alitée en permanence. Ils parlaient ensemble, de tout, de rien. Se disaient qu'ils s'aimaient. Martin veillait sur elle en tout temps.
Maintenant, c'est elle qui veille sur lui. La maman de Martin est décédée au moment de rédiger ce reportage. «Elle était arrivée au bout de sa route, dit-il. J'ai eu beaucoup de peine, mais j'étais aussi étrangement serein. Je pense que c'est parce que je savais au fond de moi que j'avais tout fait, tout donné, pour qu'elle vive le mieux possible.» Cela faisait plusieurs années que Martin prenait soin de sa mère. Depuis 4 ou 5 ans, elle ne sortait plus, car elle ne pouvait presque plus marcher. «Ça n'a pas été facile, admet Martin. Mais l'idée que ma mère passe le restant de ses jours dans un CHSLD était tout simplement inconcevable. Je n'ai pas de regrets, au contraire. Toutes ces années nous ont permis de vivre des moments privilégiés, très forts, mais elles m'ont aussi pas mal amoché.»
Alors qu'ils prennent soin des personnes qu'ils aiment, les proches aidants (aussi appelés aidants naturels) sont, ironiquement, en train de se ruiner la santé. Selon Miguel Hernandez, président du Regroupement des aidants naturels du Québec, on parle d'au moins un Québécois sur sept. «Et on estime qu'ils seront un sur quatre en 2030», dit-il. Au Canada, elles seraient environ huit millions, ces personnes qui apportent leur soutien, à temps plein ou partiel, à une personne âgée, malade ou handicapée. Sans rétribution, bien sûr. Les femmes, particulièrement celles âgées entre 45 et 64 ans, sont les plus nombreuses parmi ce groupe. «Les enfants adultes qui s'occupent d'un parent en perte d'autonomie forment la majorité des proches aidants, précise Marjorie Silverman, professeure à l'École de service social de l'Université d'Ottawa et auteure de Counseling auprès des proches aidants. Mais, bien sûr, il existe bien d'autres scénarios. Les proches aidants constituent en fait un groupe de plus en plus hétérogène.» ››››
Les différents visages du proche aidant
Lucie Morin, 68 ans, a toujours gardé son fils avec elle. Déficient intellectuel léger et épileptique de naissance, ce dernier a aujourd'hui 37 ans et habite encore avec elle. «Je me suis battue toute sa vie pour que Manu ait les soins nécessaires, pour que ses conditions soient les meilleures possibles à l'école et pour repousser le jugement que les autres avaient sur lui, lance Lucie. Aujourd'hui, je dois encore me battre, notamment pour qu'à ma mort ce ne soit pas le gouvernement qui gère son argent puisque, étant donné sa situation, il n'a pas le droit d'hériter.» Heureusement, selon Lucie, l'épilepsie de son fils est contrôlée et il est relativement autonome. Assez pour qu'elle puisse espérer qu'il n'ait besoin que d'une assistance minimum lorsqu'elle ne sera plus là. Présidente de l'Association des parents d'enfants handicapés du Centre-du- Québec, Lucie assure que, pour beaucoup de parents, la situation est bien pire. «Certains se voient obligés de placer leur enfant parce qu'ils sont épuisés, d'autres craignent que leur enfant ne soit complètement laissé à lui-même quand ils mourront », illustre-t-elle.
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Pour Élise, 35 ans, la situation est tout autre. Il y a deux ans, son conjoint a reçu un diagnostic de cancer. «C'est un cancer très avancé et on l'a opéré de toute urgence, deux semaines après le diagnostic », explique la maman de deux enfants âgés de 4 et 7 ans. Un véritable tsunami qui a soudainement bouleversé la vie de toute la famille. Chirurgie, traitements de chimio, léger répit... puis tout recommence. «Mon conjoint a une récidive. Il a fait d'autre chimio, un nouveau traitement, et d'autre chimio est en vue, dit-elle. Lorsqu'on est en trêve de chimio, le quotidien est plus facile, mais on vit constamment avec une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Et ça ne réduit d'aucune façon l'immensité de la tâche d'élever deux enfants en bas âge, ni d'un emploi prenant à temps plein!» Car la vie ne s'arrête pas. Au contraire, elle s'accélère. Entre les nombreux rendez-vous, la gestion des effets secondaires et celle des phrases crève-coeur comme «Papa va-t-il mourir? », il faut aussi trouver l'énergie pour gérer l'immense angoisse de tous les membres de la famille, tout en restant le pilier sur lequel elle s'appuie. «Le pire est arrivé au moment où mon conjoint a dû être hospitalisé de toute urgence pour un une infection grave, alors qu'il était en chimiothérapie. J'ai dû le laisser seul en pleine nuit à l'urgence, car je devais retourner auprès de mes enfants. Quand mon grand s'est mis à faire de la fièvre le lendemain, j'étais complètement démunie: j'accours au chevet de mon mari qui lutte pour sa vie ou je reste à celui de mon fils? J'ai passé une bonne partie de la nuit, morte d'inquiétude, à tenter de trouver quelqu'un pour s'occuper de mon fils.»
Au bord de l'épuisement
Quelle que soit leur situation, la charge physique, psychologique et émotionnelle que supportent les proches aidants est si importante que plusieurs perdent pied ou manquent souvent de le faire. Plusieurs recherches le prouvent: les proches aidants vivent généralement davantage de stress que les autres. De façon plus spécifique, le stress vécu par les proches aidants, selon le Centre d'étude sur le stress humain, a été associé à la dépression et l'anxiété, à une pression artérielle élevée, à des risques plus grands de maladies cardiovasculaires et à un système immunitaire affaibli. De plus, les proches aidants qui subissent le stress lié à leur rôle pendant plus de quatre ans auraient 63 % plus de risques de mourir prématurément que les gens qui ne vivent pas ce stress!
Maintenant à la retraite, Nicole Ricard a été professeure à la Faculté des sciences infirmières de l'Université de Montréal et a mené plusieurs recherches sur les proches aidants, notamment sur le stress que subissent ceux qui s'occupent de personnes atteintes d'une maladie mentale. «Plusieurs facteurs expliquent ce stress, dit la spécialiste. Le fait de ne pas savoir à qui s'adresser pour obtenir de l'aide, l'accessibilité aux soins, qui n'est pas toujours évidente, le manque de ressources, etc. C'est particulièrement difficile pour les parents, car leur enfant dépendra d'eux toute leur vie, sans compter qu'ils s'inquiètent souvent beaucoup en songeant à ce qu'il adviendra de leur enfant quand ils mourront.
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Lucie Morin le confirme. Mais ce qu'elle trouve le plus difficile, c'est que sa tête ne s'offre que peu de répit. Constamment préoccupée par le sort de son enfant, elle bataille fort, aujourd'hui encore, pour qu'il ait les meilleurs soins. Par exemple, elle travaille à ce qu'un jour soient créés des appartements pour les personnes handicapées semi-autonomes dans sa région. «Ça me rassurerait de penser que mon fils pourrait vivre là quand je mourrai», admet-elle.
Assurément, s'occuper d'une autre personne, qu'elle soit malade, handicapée ou en perte d'autonomie, requiert une surdose d'énergie qui ne peut faire autrement que conduire, à moyen ou à long terme, à l'épuisement. «Un proche aidant fournit environ 80% des soins nécessaires, explique Marjorie Silverman. Le reste est fourni par les gouvernements via divers programmes et services. C'est clair que le manque de ressources constitue l'un des principaux facteurs de l'état de grande fatigue dans lequel se retrouvent de nombreux proches aidants.»
Les aidants ont besoin d'aide!
Chaque jour, trois fois par jour, une auxiliaire venait changer la couche de la mère de Michel. Michel l'assistait dans cette tâche physiquement assez exigeante. C'est à peu près toute l'aide dont il a bénéficié, mis à part les 1 115$ en crédit d'impôt qu'il recevait annuellement. «Ça ne payait même pas les couches!» dit-il. Élise, quant à elle, était considérée trop riche, trop mobile, pas assez mal en point pour avoir accès à plus de ressources que quelques rencontres avec une travailleuse sociale, des séances de reiki et quelques repas tout préparés par des bénévoles de l'hôpital à mettre au congélateur. «Aujourd'hui, pour m'aider à passer au travers, je vois un psychologue, dit Élise. À mes frais.»
Cela fait une quinzaine d'années que Francine Ducharme, professeure à la Faculté des sciences infirmières de l'Université de Montréal, s'intéresse au sort des proches aidants auprès de personnes âgées, particulièrement celles souffrant d'Alzheimer. «Je peux affirmer qu'il y a eu une certaine évolution, dit la spécialiste, surtout au niveau des mentalités. La société en général est davantage sensibilisée à la question, et même les politiciens le sont. On a bien conscience qu'ils font économiser énormément d'argent à l'État. À tel point que s'ils n'étaient pas là, c'est tout le système de santé qui s'écroulerait. Malgré ça, c'est vrai qu'il manque encore de ressources.»
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La spécialiste déplore aussi le fait que les services ne soient pas toujours adaptés à la réalité des proches aidants. À leurs besoins véritables. «Souvent, le gouvernement ne nous consulte pas avant de mettre sur pied de nouveaux services, regrette Miguel Hernandez. Par contre, c'est vrai que les gens sont plus sensibilisés au sort des proches aidants, probablement, en partie du moins, parce qu'on est de plus en plus nombreux à être concernés.» Concernés par le besoin criant de répit des proches aidants, par leur besoin de reconnaissance, par le manque de ressources, par l'accessibilité aux soins, qui n'est pas toujours évidente, par l'appauvrissement que plusieurs sont amenés à vivre...
Cela faisait deux ans que Michel ne travaillait plus afin de pouvoir rester auprès de sa mère. Ses REER ont fondu à vue d'oeil. «J'étais en train de me ruiner», admet-il. Pour toutes ces raisons, plusieurs proches aidants, qui aiment plus que tout la personne dont ils prennent soin, doivent se résoudre à la «placer», parce qu'ils n'en peuvent tout simplement plus. «J'ai vu des parents se déchirer le coeur en plaçant leur enfant dans une famille d'accueil, par exemple. Juste parce qu'ils n'y arrivaient plus, raconte Lucie Morin. Et ça me fâche au plus haut point de penser à l'argent que ces familles d'accueil reçoivent du gouvernement alors que, si on en donnait davantage aux parents, ceux-ci n'auraient peut-être pas à placer leur enfant!»
La communauté: un soutien nécessaire
Marjorie Silverman estime que le gouvernement n'injecte définitivement pas assez d'argent dans les programmes d'aide aux proches aidants. «Mais je crois aussi que le ministère de la Santé et des Services sociaux fait face à un manque de ressources à bien des niveaux, et pas seulement en ce qui a trait aux proches aidants. Cela dit, je pense qu'il doit y avoir un réel partage entre l'apport des proches aidants et celui de l'État. Or, en ce moment, ce partage n'est pas du tout équilibré.»
Les amis, les parents, la communauté même représentent cependant une ressource sur laquelle peuvent compter la plupart des proches aidants. Une ressource sans doute insuffisante, qui ne peut certes remplacer l'apport de l'État en matière de services de soutien et de soins, mais qui permet, à tout le moins, à certains de ne pas se sentir seuls. «Je n'ai malheureusement pas eu le soutien que j'aurais espéré de mes proches, confie Élise. C'est d'ailleurs ce que j'ai trouvé le plus difficile. Mais je dois dire que j'ai été étonnée par la réaction de certaines personnes desquelles je n'attendais rien du tout. Comme ma voisine, qui m'appelait avant d'aller à l'épicerie pour savoir si j'avais besoin de quelque chose.»
De même, plusieurs regroupements communautaires se sont créés au cours des dernières années, certains offrant des services de répit, d'autres d'écoute et de soutien, d'autres encore d'aide aux tâches ménagères... «Le soutien communautaire est essentiel, insiste Lucie Morin. Par exemple, notre association propose trois activités familiales par année aux parents. Pour plusieurs, il s'agit là des seules sorties qu'ils feront!»
Pour Francine Ducharme, bien qu'on comprenne qu'il faut plus de services, le Québec ne disposera pas de plus d'argent demain matin pour combler toutes les lacunes. «Comme société, on va devoir faire preuve de créativité, et on en est capables! Et miser davantage, comme à une certaine époque, sur la communauté, l'entraide, la solidarité.» Bref, c'est à nous tous de soutenir ceux qui soutiennent.
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